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La Ciudad de los Otros – La Mentira Complaciente

Deux chorégraphies du Sankofa Danzafro (Colombie), directeur et chorégraphe Rafael Palacios, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Sankofa, du nom de la compagnie, signifie retour aux sources dans le langage akan du Ghana, revenir sur ses racines pour inventer le présent et avancer vers l’avenir avec une forte dose de créativité. Son symbole est un oiseau mythique. Rafael Palacios qui a créé la compagnie en 1997 est entré dans la danse avec ce cahier des charges. Il fait voler les danseurs, tous noirs de peau, entre passé et présent, entre terre et ciel. Son travail s’inscrit en lien avec l’oubli des populations noires issues des esclaves fugitifs des plantations de café et des mines d’or, majoritaires au Chocó, département situé au nord-ouest du pays ayant un accès sur les deux océans, Pacifique et Atlantique. L’abolition de l’esclavage en Colombie le 21 mai 1851 avait ouvert sur une guerre civile où les grands propriétaires terriens et les esclavagistes, soutenus par les conservateurs, s’étaient révoltés.

La Mentira Complaciente © Théâtre de la Ville

Les deux chorégraphies portées par la compagnie Sankofa Danzafro, de facture différente, sont présentées à Paris par le Théâtre de la Ville qui a organisé pour elle une tournée * : La Ciudad de los Otros, présentée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, en 2021, en Colombie, parle d’altérité et d’univers urbain ; La Mentira Complaciente puise au plus profond des racines africaines. Les deux chorégraphies signées de Rafael Palacios sont d’une grande force et dégagent une superbe énergie.

Dans une scénographie composée de chaises disposées de manière très élaborée qui pourrait évoquer le métro, sont installés danseuses et danseurs, une quinzaine, poing levé. C’est la première image-force de La Ciudad de los Otros/La Ville des Autres. D’autres viendront, figures de contestation sourde rythmée par des chants et percussions qui accompagnent les gestes et mouvements chorégraphiques, chargés et profonds. Un chant choral suivi d’un chant solo plein de nostalgie traversent la scène. Des guirlandes de CD suspendus forment un rideau de fond et apportent leur réverbération. Les femmes portent des pantalons couleur caramel et chemises écrues, des cravates bordeaux, les hommes des pantalons anthracite et chemises claires, des cravates noires. Tous s’avancent en ligne, face au public, dans leurs identités et morphologies multiples. Ils questionnent, dans leur corps, avec maîtrise e et souveraineté.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Le geste chorégraphique collectif raconte une histoire, la leur, et croise des solos, duos et trios de danseurs qui sortent du groupe pour une interprétation forte et empreinte de sensualité. Les chaises se déplacent et nous transportent aussi dans une usine, tous contremaîtres, tous inspecteurs, chacun semblant épier l’autre. Soudain ils disparaissent, se cachant sous les chaises et pris de tremblements. Il y a de la gravité, des suppliques, des mouvements de foule puissants et décalés, de l’incertitude. Douceur et violence se mêlent, ondulations et altercations. L’un est prisonnier, tous le portent et marchent sur la ville, il devient l’élu.

Puis tous s’étendent sur le sol et forment un soleil, jusqu’à s’anéantir. Une lumière rouge emplit le plateau, sorte d’enfer à la Dante. Chacun se présente dans un rectangle de lumière et se déploie, ouvrant des ailes d’oiseau migrateur. Le rythme monte et s’endiable jusqu’au mouvement d’ensemble final. La Ciudad de los Otros a été créée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Colombie, avec le soutien de la mairie de Medellin et de la Maison de l’Intégration afro-colombienne. La mobilité et l’expressivité des corps, marquent le spectacle.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

La seconde pièce, La Mentira Complaciente/Le Mensonge complaisant, reprend le thème de la population noire longtemps gardée sous silence alors que la Colombie compte, après le Brésil, le nombre le plus important d’Afro-descendants. Loin de tout exotisme, ce spectacle parle des racines. « Nous dansons pour montrer comment la communauté afro-colombienne réussit à se souder, comment elle trouve le courage de continuer à vivre et la force nécessaire pour revendiquer sa place dans le monde » dit le chorégraphe. Trois percussionnistes accompagnent les danseurs avec des instruments comme la tambora frappée avec des baguettes, la guacharaca fabriquée à partir de troncs de petits palmiers., les bâtons de pluie, maracas, crécelles, la marimba sorte de balafon africain appelé le piano de la forêt. Les danseurs montent du fond de scène fermé d’un rideau de fils de chanvre, au début lentement, comme dans un rituel, jusqu’à l’avant-scène, puis repartent en marche arrière, face au public, en duo, trio ou groupe, les percussions les rattrapent, le rythme se déplie et s’étend, s’accélère. Les musiciens stimulent les danseurs jusqu’à la transe, parfois s’en approchent. Une femme se trouve prisonnière dans des liens qui l’entravent, sacrifiée, les yeux sont baissés. Un homme l’en délivre, habillé de rouge et l’élève au rang de déesse, la danse entre dans un rythme effréné et la mobilité absolue des pieds et des bras. Une autre apparaît, vêtu de chanvre, référence au pagne, cliché s’il en est. Un musicien-narrateur porte le récit au micro. Danseurs et danseuses en ligne montent et descendent le plateau en regardant droit devant, ils sont mis aux enchères. Les pesos défilent, les prix montent. Comme des éperviers en vol ils sont vendus par adjudication, espace-temps fort de la chorégraphie. Des moments de calme s’intercalent aux moments rythmés, les danseurs tournent sur eux-mêmes, marchent et sautent, réalisent de savantes pirouettes. Puis ils font cercle, autour d’une élue qu’ils choisissent et placent au centre, image d’espérance.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Les veillées funèbres des esclaves africains se faisaient au son des tambours avant de se métisser aux cultures locales. Le mot cumbia même – cri de la fête du tambour – emblématique de la Colombie, serait un mot de la langue bantoue à partir des rythmes et des danses de Guinée Équatoriale. Les chants nommés areítos, qui signifie danser en chantant, raconte l’histoire de leur groupe ethnique. Le vallenato, autre style musical colombien de métissage, syncrétisme entre traditions et rythmes indigènes, africains et espagnols, en est une autre figure.

Artiste militant défendant depuis vingt-cinq ans par la danse la diversité des cultures et le savoir ancestral, l’égalité des chances et la justice sociale, danseur lui-même et chorégraphe, Rafael Palacios s’est formé en Afrique et en Europe auprès de grandes figures chorégraphiques, dont Germaine Acogny et Irene Tassembedo. Il a été directeur artistique des spectacles de danse organisés lors du Sommet des Amériques, à Cartagena de Indias, ainsi que chorégraphe de la cérémonie d’ouverture des Jeux mondiaux de Cali en 2013. Il travaille à Medellín et est chorégraphe associé au Centre de la Danse de Valle Cauca La Licorara, à Cali.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Rafael Palacios s’est vu décerner le Prix national des Arts attribué par l’Université d’Antioquia, pour La Ciudad de los Otros, en 2018, par ailleurs, La Mentira Complaciente a reçu la bourse de création du ministère colombien de la Culture, en 2019. Il met en exergue l’énergie collective de la compagnie en même temps que l’identité de chaque danseur et construit une dramaturgie dans laquelle l’altérité est au cœur du sujet, servie par l’ardeur et le geste portés par tous et chacun.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec Yndira Perea, Camilo Perlaza, Vanesa Mosquera, Diego de los Ríos, Piter Angulo Moreno, Liliana Hurtado, Armando Viveros, Raitzza Castañeda, Estayler Osorio, Andrés Mosquera, Maryeris Mosquera et les musiciens Gregg Anderson Hudson, Jose Luna Coha, Feliciano Blandón Salas. Lumière, scénographie et direction technique Álvaro Tobón – costumes pour La Ciudad de los Otros, Rafael Palacios – costumes pour La Mentira Complaciente, Diana Echandia.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Du 20 au 23 mars 2024 à 20h, jeudi à 14h30, La Ciudad de los Otros et du 26 au 29 mars 2024 La Mentira complaciente, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : theatredeleville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – Tournée 2024 organisée par le Théâtre de la Ville* : 8 mars Girona Municipal Theatre, Gérone, Espagne – 9 mars Festival Dansa Metropolitana, Barcelone – 12 au 16 mars Maison de la Danse, Lyon – 2 avril Château-Rouge, scène conventionnée d’Annemasse – 5 et 6 avril Pavillon Noir / Ballet Preljocaj, Aix-En-Provence – 13 et 14 avril Auditorio de Tenerife, Espagne.

Le Songe d’une nuit d’été

Texte William Shakespeare – traduction François Regnault – version scénique et mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.

© Nadége Le Lezec

Emmanuel Demarcy-Mota a côtoyé Skakespeare en 1998, en montant Peine d’amour perdue, déjà dans une traduction de François Regnault, et le spectacle a tourné pendant une dizaine d’années. Une partie de la troupe d’aujourd’hui était déjà dans la distribution. Pour le metteur en scène et directeur du Théâtre de la Ville, Shakespeare, dans Le Songe d’une nuit d’été « cherche à démasquer le langage comme endroit du possible mensonge, et la part d’inconscient qu’il exprime. » La nouvelle traduction de François Regnault, traduisant la prose et les vers de Shakespeare apporte des mots du quotidien, prenant de la distance avec la littérature.

Et il y a de la magie dans la pièce, thème qui intéresse particulièrement Emmanuel Demarcy-Mota qui a entre autres mis en scène récemment La Grande Magie et Les Fantômes de Naples, d’Eduardo De Filippo. Le Songe d’une nuit d’été est une comédie écrite autour de 1594, qui entremêle les fils de l’amour et du désamour par la puissance de philtres magiques dont le but est d’inverser le sens des destins. Shakespeare pénètre dans la mythologie grecque : nous sommes à Athènes et Thésée – ici interprété par une femme, Marie-France Alvarez – prépare ses noces avec Hippolyte.

© Nadége Le Lezec

C’est Obéron, le roi des fées (Philippe Demarle), qui règne en maître sur une nature féerique, assisté de l’espiègle Puck (interprété par un comédien, Edouard Eftimakis et deux comédiennes, Ilona Astoul et Mélissa Polonie) chargé de déposer l’elixir issu de la fleur d’amour-en-oisiveté dont la propriété est de déclencher, chez celui ou celle qui le reçoit, un violent amour envers le premier être vu au réveil. Titania, son élégante femme descendue du ciel (Valérie Dashwood), est sa première cible et il envoie Bottom le tisserand (Gérald Maillet) qu’il charge d’une tête d’âne, comme celui qu’elle verra en premier.

Obéron et Puck poursuivent leur œuvre, brouillant les cartes des unions et inversant les amours, car Puck de surcroit se trompe et sème le trouble. La nuit est de grande confusion et les couples d’origine se défont, garantissant étonnement et colères au réveil : Lysandre et Hermia (Jackee Toto et Sabrina Ouazani) dont le père, Égée (Stéphane Krähenbühl) s’opposait à l’union et qui les avait poussés à s’enfuir dans la forêt, Démétrius (Jauris Casanova), convoité par Égée pour sa fille et Héléna son amoureuse (Élodie Bouchez). Une série de quiproquos qui participe au comique de la pièce.

© Nadége Le Lezec

Les artisans-acteurs se métamorphosent en Pyrame et Thisbé pour la pièce éponyme, qu’ils vont interpréter, rendant un hommage au théâtre dans le théâtre et que François Regnault a traduit en alexandrins. Peter Quince, charpentier, la met en scène ; Thomas Snout, chaudronnier, tient le rôle du mur ; Il y a aussi l’arrivée de la lune et du lion. On entre dans le burlesque

La pièce offre un matériau idéal à la fantaisie et à l’invention d’espaces oniriques permettant de traduire le rêve, l’illusion, le détournement des sentiments et le vol de la conscience. La scénographie est flamboyante (Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota) tout juste inquiétante, composée d’arbres immenses et blancs qui s’élèvent au plus haut et dont on perd la cime. Lumières, costumes, tout contribue au trouble et à la magie, dans un univers dont la vision sur la relation de couple est sombre, car le doute s’installe et la croyance s’en trouve fortement ébranlée. À l’espace des fantasmes qu’est celui de la nuit, pleine de songes et de rêves, l’espace du désordre et de la réalité, le jour.

© Jean-Louis Fernandez

Emmanuel Demarcy-Mota utilise toute la ressource du Théâtre de la Ville rénové, les elfes sortent des trappes comme s’ils naissaient de la mousse et Titania vole dans les airs. Le metteur en scène mélange les genres et met en vis-à-vis le monde des amoureux, celui des fées et celui des artisans dans une tonalité crépusculaire digne de la mythologie celtique. La nature dans laquelle il nous plonge est fascination, les acteurs et actrices accompagnent le mouvement avec justesse et passion, nous faisant traverser l’effrayant et le burlesque dans un baroque flamboyant.

Brigitte Rémer, le 23 février 2024

Avec la troupe du Théâtre de la Ville Élodie Bouchez, Héléna – Sabrina Ouazani, Hermia – Jauris Casanova, Démétrius – Jackee Toto, Lysandre – Valérie Dashwood, Titania – Philippe Demarle, Obéron – Edouard Eftimakis, Puck, Hippolyte, Fée – Ilona Astoul,  Puck, Fée – Mélissa Polonie,  Puck, Fée – Gérald Maillet, Bottom – Sandra Faure, Quince – Gaëlle Guillou, Starveling, Fée – Ludovic Parfait Goma, Snout, Fée – Stéphane Krähenbühl, Flûte, Egée, Fée – Marie-France Alvarez, Thésée. Assistante à la mise en scène Julie Peigné, assistée de Judith Gottesman – scénographie Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, assisté de Thomas Falinower – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès – vidéo Renaud Rubiano – son Flavien Gaudon – maquillage et coiffures Catherine Nicolas – accessoiristes Erik Jourdil – coiffes et couronnes Laetitia Mirault.

Du 16 janvier au 10 février 2024, du mardi au samedi 20h, dimanche 15h, auThéâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site www. theatredelaville-paris.com

Exit Above

© Anne Van Aerschot

D’après La Tempête, de William Shakespeare – chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker – musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, dans le cadre du festival d’Automne.

La cage de scène est grande ouverte montrant ses nouveaux équipements. Sa hauteur est imposante, de nouvelles passerelles, escaliers et ponts s’entrecroisent au plafond. Les panneaux acoustiques qui avaient fait leur temps ont été remplacés par des murs et dégagements techniques de couleur noire. La salle Sarah-Bernhardt du Théâtre de la Ville, toujours aussi impressionnante, a infléchi sa courbe. On retrouve ce lieu qu’on a toujours aimé et Anne Teresa de Keersmaeker le met en valeur. Un danseur aux figures multiples de break dance (Solal Mariotte) frappe dans les mains nous permettant d’apprécier la qualité sonore de la salle.

© Anne Van Aerschot

Sur le sol noir de la scène, s’entrecroisent des figures géométriques décalées et en couleurs. Quatre guitares sont alignées, côté jardin, et la musique ponctue les deux histoires qui se croisent, celle de La Tempête de Shakespeare et celle du blues, à l’origine des musiques d’aujourd’hui. Walking Blues enregistré en 1936 par le musicien Robert Johnson qui a influencé les générations suivantes, est une source d’inspiration. Jean-Marie Aerts, musicien et producteur, joue des musiques pop et blues en live et se mêle aux danseurs, il est aussi en duo avec Meskerem Mees, autrice-compositrice-interprète flamande d’origine éthiopienne, éblouissante chanteuse à la voix douce, d’une grande évidence et simplicité dans sa présence et sa façon de se mouvoir et qui fait fonction de narratrice. Elle établit ainsi le lien entre tous, imprimant à la chorégraphie un mouvement de ballade musicale. Carlos Garbin, danseur de Rosas, la troupe d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui a appris la guitare et s’est passionné pour le blues, est le troisième auteur de la création musicale, il est aussi danseur.

Le groupe entre, guidé par une voix : Go walking ! Let’s go for a walk!, selon la chorégraphe « la marche est la ligne de base du mouvement. » Deux hommes portent avec élégance une longue jupe noire. Rythmes, respirations. Une étoffe de soie argentée vole au vent, poussée par une soufflerie que pilote un danseur, comme en pleine tempête, à la barre d’un navire. On entre chez Shakespeare. Les danseurs jouent avec ce nuage qui passe et s’enroulent dedans. Apparaît la figure de l’ange dans la représentation de Paul Klee, Angelus Novus, à partir d’un texte de Walter Benjamin, Sur le concept de l’histoire : « Ce tableau représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard… Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Ici, par ce tissu fluide et d’argent, un ange passe.

© Anne Van Aerschot

Des silences, des suspensions et des arrêts, des ondulations et des balancements, tout est mouvement. Le collectif est présent dans son hétérogénéité et du groupe se détachent des solos, duos et trios. Meskerem Mees glisse avec grâce sur la scène et conduit l’ensemble, avec le guitariste. Lent, rapide, accélérés. Tremblements et sifflements d’oiseaux et autres corbeaux. Quelques changements de costumes à vue, le solo d’une danseuse en robe rouge, discrète, mais bien là dans son élégance, la musique électronique, le chant, tout est dépouillé. Deux danseurs aux jupes blanches tournent. Ils entrent et sortent, engagent un geste, changent de partenaires. Au centre le micro tourne comme un lasso, le tonnerre approche. Noir. Poursuite. Rond de lumière, contrejour, voix, guitare.

La narratrice-chanteuse et musicienne revient jouant du saxophone, elle traverse la lumière. Des sons discontinus relaient le chant. « Aujourd’hui je suis né. I can’t do. Nothing. J’entends encore l’océan. » Un texte aux inflexions expressives est repris en chœur. Feux de détresse, rondes, marche avant, arrière, sauts, farandoles, jeux, accélération. Meskerem Mees danse au son de la batterie. Il y a des moments d’explosion et de perte de gravité avant que les choses ne se délitent, que les hommes ne jettent leurs chemises comme des naufragés et que tout se déchaîne. Soudain une fumée recouvre le plateau, sorte de napalm et comme une fin du monde. La scène se métamorphose, la mort et la violence s’invitent. Tout espoir s’efface. Seul le musicien reste debout. L’ensemble est comme un champ de bataille, une sorte de charnier. Il n’y a rien à voir, rien à faire, seule la mort… On est dans l’aujourd’hui. « Emmène-moi ! » Meskerem Mees est touchée, on la porte comme pour l’ensevelir. « Partez ! » Les danseurs s’immobilisent, la musique est forte. Ils se remettent en mouvement, reprennent leur marche, puis tout se suspend. Ils sont en ligne et nous regardent, ils amorcent un mouvement d’ensemble, lancinant.

Dans Exit Above, pièce créée l’été dernier au Festival d’Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker explore les relations entre la danse et la musique, comme elle le fait depuis les années 80 dans les chorégraphies qu’elle signe. De Steve Reich à Jean-Sébastien Bach ou Mozart, des musiques du Moyen-Âge au jazz, elle explore toutes les formes musicales. Ici le blues est à l’honneur et terrain d’expérimentation, par la présence et le grand talent de la toute jeune Meskerem Mees – née à Addis-Abeba, qui vit et travaille en Belgique et a publié son premier album, Julius, en 2021 ; qui a joué dans plusieurs festivals dont le Montreux Jazz Festival et obtenu différents Prix – par les interventions en composition et interprétation à la guitare de Jean-Marie Aerts, né à Bruges et qui est aussi producteur studio et celle de Carlos Garbin, né au Brésil, également danseur et assistant artistique dans différentes productions, dont l’opéra.

Anne Teresa De Keersmaeker accompagne ses recherches chorégraphiques d’incursions dans le monde social et notre environnement. Ses figures géométriques obsessionnelles sont ici dessinées au sol comme une configuration incertaine du monde, une carte troublée et qui s’efface  Fidèle à son travail, le Théâtre de la Ville le présente dans toutes ses créations chorégraphiques, depuis 1985.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2023

© Anne Van Aerschot

Créé avec et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino, Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer – musique, Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – musique interprétée par Meskerem Mees, Carlos Garbin – scénographie, Michel François – lumière, Max Adams – costumes, Aouatif Boulaich – direction des répétitions, Cynthia Loemij, Clinton Stringer – texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselincktexte d’ouverture Über den Begriff der Geschichte, Thèse IX, de Walter Benjamindramaturgie Wannes Gyselinck direction des répétitions Cynthia Loemij, Clinton Stringer – coordination artistique Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique Martine Lange – administration de tournée Bert De Bock – direction technique Freek Boey – assistanat à la direction technique Jonathan Maes – régie plateau Jonathan Maes, Quentin Maes, Thibault Rottiers – régie son Alex Fostier – direction costumes Emma Zune assistée de Els Van Buggenhout – habillage Els Van Buggenhout – couture Chiara Mazzarolo, Martha Verleyen.

Du mercredi 25 au mardi 31 octobre, lundi au samedi à 20h, relâche dimanche – Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – métro Châtelet-RER : Châtelet-Les Halles – tél. : 01 42 74 22 77 – Suite de la tournée : Du 29 novembre au 2 décembre 2023 De Singel (Belgique) – 27 février 2024 CC Hasselt (Belgique) – 6 mars 2024 Theater Rotterdam (Pays-Bas) – 15 mars 2024 Le Cratère Scène nationale d’Alès – 19 mars 2024 Scène nationale d’Albi – 22 et 23 mars 2024 Le Parvis Scène nationale de Tarbes – 26 mars 2024 Scène nationale Grand Narbonne – 5 et 6 avril 2024 Opéra de Lille – 26 et 27 avril 2024 Teatro Central de Sevilla (Espagne) – 19 mai 2024 Teatro del Canal de Madrid (Espagne) – 12 et 13 novembre 2024 Sadlers Wells (Royaume-Uni).

Birima, de et avec Youssou NDour

© Théâtre de la Ville

Un conte musical sur une idée originale de Pape Oumar Ngom et Youssou NDour – conception musicale Youssou NDour – mise en scène Madiaw Ndiaye, au Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

C’est l’histoire du roi Birima Ngoné Latyr Fall – surnommé Borom mbaboor mi/le porteur d’allégresse – qui régna de 1855 à 1859 au Cayor, un royaume précolonial situé à l’ouest de l’actuel Sénégal. Entouré de ses Ceddo – des guerriers opposés à la colonisation, la christianisation et l’islamisation – une fois l’an il prenait la parole, et le public pouvait venir lui demander des comptes et résoudre ses conflits sous couvert du droit coutumier. Cette assemblée avait valeur de tribunal traditionnel. Au cours de la veillée, appelée Guéew, les griots apostrophaient le public, des chants et des danses étaient interprétés. C’est à partir de ces nombreuses chansons populaires wolofs entendues que Youssou Ndour a composé Birima, qui rend grâce à celui qui tient parole « Birima ma ca been baat ba, bu waxe ren, ba laa waxaat dewen ».

Lors d’une de ces veillées, un soir, un différend oppose un berger à un cultivateur, risquant de faire basculer la belle harmonie du royaume. Parce qu’il a fait une promesse et donné sa parole, Birima doit démontrer ses qualités humaine, et dans la hiérarchie des valeurs, la parole transcende le mot et prime, aux côtés de la dignité, du sens de l’honneur, du courage, de la loyauté et de la crainte de l’humiliation.

© Théâtre de la Ville

Les musiciens sont déjà en place quand arrive le griot du roi qui saisit son djembé et lance la cérémonie. Sylvie la conteuse donne le fil rouge de l’histoire. » Aujourd’hui, la parole va rétablir la souveraineté. C’est Birima qui a rassemblé son peuple, pour discuter, sympathiser, rappeler les devoirs qui nous unissent ainsi que les lignes à ne jamais franchir. » L’histoire, telle qu’elle est conçue et rapportée par Youssou NDour, se déroule dans une énergie qui porte la salle et fait plaisir à voir. Youssou NDour en chanteur attitré du roi est à la juste place, à la fois il offre, avec sa voix de velours-toujours, de magnifiques interventions, à la fois il sait passer le relais et céder la place à de jeunes chanteurs. Ils sont une trentaine sur le plateau à croiser le théâtre, la musique et la danse avec une joie de vivre stimulante. C’est une vraie comédie musicale avec de jeunes virtuoses tant musiciens que danseurs et avec un homme engagé qui passe le relais tout en gardant sa présence magnétique. Une soirée vitalité, bon pour la santé !

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2023

Avec le Super Étoile de Dakar et la troupe de danse de Moussa Sonko – Sylvie Mombo (conteuse). Dramaturgie Madiaw Ndiaye et Pape Oumar Ngom – livret Alioune Badara Dioum – conseiller artistique Boubacar Ba – scénographie Julien Mairesse – costumes Maguette Guéye – maquillages Khady Niang Diakhate (Red Lips Beauty Coorp) – coiffures Marième Ngom. En partenariat avec Alias production, le YNHO (Youssou Ndour Head Office) et le Théâtre de la Ville-Paris

Du 20 au 23 septembre 2023, à 20h au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001 – métro : Châtelet.

Ré-enchanter le Louvre 

© musée du Louvre – Francesco Mazzola

Nouvelle programmation des spectacles vivants du musée du Louvre, d’avril à décembre 2003 – Laurence des Cars, présidente-directrice, Luc Bouniol-Laffont, directeur de l’Auditorium et des Spectacles.

« Le Louvre est ce lieu extraordinaire où le passé, éclairé, discuté, questionné, peut donner davantage de profondeur au présent » tels sont les mots d’accueil de la présidente-directrice du musée pour le lancement de cette séquence et l’annonce d’un nouveau cycle d’activités artistiques. Le musée n’en est pas à son coup d’essai, on se souvient par le passé de sa carte blanche à Patrice Chéreau. Il est aussi une école du regard, de l’émotion et de la sensibilité, son action est polyphonique.

Autour des fondamentaux, les artistes d’aujourd’hui s’emparent du lieu. Musiciens, chorégraphes et metteurs en scène le feront vibrer et donneront l’envie aux visiteurs, notamment ceux de la proximité, d’en explorer la richesse entre musiques actuelles et musique classique, danse et cinéma, théâtre et performances. Pendant six mois, l’Italie sera à l’honneur, un partenariat d’une envergure inédite s’est noué entre le musée de Capodimonte, l’un des plus importants d’Italie, situé à Naples, et le Louvre. Différentes expositions s’y tiendront dans plusieurs lieux du musée, entre le 7 juin 2023 et le mois de janvier 2024, faisant dialoguer les œuvres des deux musées ; des événements festifs et pluridisciplinaires, concerts, spectacles et projections accompagneront cette grande manifestation, Naples à Paris.

© musée du Louvre – Feu ! Chatterton

Pour lancer le nouveau format et l’ouverture du musée aux musiques actuelles, le groupe Feu ! Chatterton, fondé en 2010 par Arthur Teboul (voix et texte) est en résidence au Louvre du 31 mars au 25 mai et y déploie son inventivité dans différent types d’intervention, avec Clément Doumic et Sébastien Wolf (guitare, clavier), Antoine Wilson (basse, clavier) et Raphaël de Pressigny (batterie) : les nocturnes du vendredi (14, 21 et 28 avril), des masters class (22 mai) et trois soirées-concerts de sortie de résidence (22, 23 et 25 mai), leur création sur site après deux mois de gestation dans ce cadre hors norme.

Les Étés du Louvre se dérouleront du 16 juin au 20 juillet dans quatre lieux différents du musée. L’Orchestre de Paris sous la direction de Klaus Mäkelä jouera des œuvres de Stravinski, Puccini Gabrieli et Ligeti le 21 juin pour la Fête de la Musique, sous la Pyramide. Emmanuel Demarcy-Mota présentera avec la troupe du Théâtre de la Ville, du 28 juin au 3 juillet, un spectacle sur l’auteur napolitain Eduardo de Filippo – dont il vient de monter La Grande Magie – dans la Grande Galerie et sur la scène aménagée de la splendide Cour Lefuel à la double rampe, ancienne Cour des Écuries où se faisait l’entrée des carrosses. Entre réalisme magique et poésie du quotidien, les spectateurs auront accès à l’univers singulier de l’auteur dans les décors d’une Naples d’après-guerre, capitale cosmopolite d’un univers en ruine. Au Jardin des Tuileries les 1er et 2 juillet, Pulcinella, cousin de Polichinelle, donnera rendez-vous aux familles à l’occasion d’un week-end festif et dans la majestueuse Cour Carrée du Louvre, Cinéma Paradiso proposera ses projections, du 6 au 9 juillet.

© Ballet de Lorraine – Static Shot

Les Étés du Louvre se poursuivront avec Le Ballet de Lorraine Centre chorégraphique national qui présentera les 10 et 11 juillet dans la Cour Lefuel une chorégraphie de Maud Le Pladec, Static Shot sur une musique de Pete Harden et Chloé Thévenin. Un concert de clôture des Étés du Louvre se tiendra le 20 juillet sous la Pyramide avec le groupe Nu Genea Live Band, ambassadeurs de la nouvelle scène musicale napolitaine et avec la chanteuse française Célia Kameni et ses musiciens.

Entre les mois de septembre et décembre 2023 Le Louvre programme différents temps forts, avec une riche programmation : du 5 au 14 octobre, le chorégraphe Jérôme Bel et l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual proposeront un spectacle intitulé Danses non humaines, puisant dans les pièces de différents chorégraphes et seront face à la Victoire de Samothrace dans le grand escalier du Louvre. Plusieurs concerts classiques seront présentés à l’Auditorium Michel Laclotte avec Naples en musique.

Par ailleurs Isabella Rossellini, marraine du Festival et Paolo Sorrentino auront carte blanche, du 17 au 26 novembre, pour la programmation de la manifestation Naples dans le regard des cinéastes où seront projetés des films classiques et contemporains, italiens et étrangers. La clôture de l’exposition Naples à Paris se fera au cours d’une Nuit Napoli, le 15 décembre, sous la Pyramide avec le chanteur et multi-instrumentiste Vinicio Capossela et le chorégraphe Mourad Merzouki. Enfin, trois concerts viendront révéler la richesse musicale attachée à la cathédrale Notre-Dame de Paris, les 8 décembre 2023 (Musiques au temps des cathédrales), 12 janvier 2024 (Requiem de Fauré) et 26 janvier 2024 (Maîtres de Notre-Dame).

 Par les partenariats avec différentes institutions culturelles, la programmation se diversifie et permet de remettre Le Louvre au cœur de la cité. Force de proposition, le musée s’est donné pour objectif de faire que les publics de proximité se réapproprient les biens culturels qui parfois les intimident dans un dialogue avec l’art d’aujourd’hui, sous toutes ses formes.

Brigitte Rémer, le 6 mai 2023

Programmation des événements et activités artistiques et culturelles, du mois d’avril au mois de décembre 2023. Consulter le calendrier sur le site du musée : www.louvre.fr, rubrique événements, activités.

Zoo ou l’Assassin philanthrope

© Photo Jean-Louis Fernand

D’après deux textes de Vercors : Zoo, L’Assassin philanthrope et Les Animaux dénaturés, ainsi qu’à partir de textes rédigés par les scientifiques ayant contribué au projet – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

On connaît Vercors par son engagement dans la résistance et sa révolte contre la collaboration et l’antisémitisme – il est lui-même fils d’un Hongrois d’origine juive ayant fui l’antisémitisme de son pays. Il les mettra sobrement en mots dans Le Silence de la Mer, son premier ouvrage, publié aux Éditions de minuit qu’il fonde clandestinement avec Pierre de Lescure à l’automne 1941. De son vrai nom Jean Bruller (1902-1991) Vercors est illustrateur en même temps qu’écrivain et l’humanisme imprime son œuvre. « L’humanité, nous le voyons, n’est pas un état à subir, mais une dignité à conquérir » écrivait-il.

© Photo Jean-Louis Fernandez

Zoo ou L’Assassin philanthrope met en scène le procès de Douglas Templemore, journaliste, qui, à titre expérimental, a inséminé de sa propre semence une femelle tropi, avant d’empoisonner l’enfant qui en est né. Douglas avait lui-même appelé le médecin pour en constater la mort. La mère, originaire de Nouvelle Guinée, appartenait à l’espèce des anthropoïdes – qu’on appelle tropis – et ressemblait à un singe. L’enfant avait été déclaré et même baptisé. Il est ici au centre de la scène, mi-homme mi-singe et plus vrai que nature. L’étonnement du Dr Figgins sera à la hauteur de la problématique posée et le procès qui s’en suit cherchera à déterminer s’il s’agit d’un infanticide ou du meurtre d’un animal.

La pièce tourne autour de la question à travers l’observation du mode de vie des Tropis mais personne ne saura y répondre et les deux thèses philosophiques qui s’affrontent donneront du grain à moudre aux anthropologues : qu’est-ce que l’homme ? Les hommes sont-ils des animaux dénaturés ou bien l’homme est-il un animal rebelle, comme le posait Vercors ? « Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils sont et ne s’accordent pas sur ce qu’ils veulent être » écrit-il. Et il ajoute : « L’humanité ressemble à un club très fermé : ce que nous appelons humain n’est défini que par nous seuls. »

Par l’enquête judiciaire et ce procès que l’on suit, d’étape en étape, on entre de plain-pied dans l’aventure intellectuelle qui a mené Emmanuel Demarcy-Mota et la troupe du Théâtre de la Ville à une première version du spectacle, présentée au Musée d’Orsay en juillet 2021 dans le cadre de l’exposition Les origines du monde. L’invention de la nature au XIXème siècle. Après Jean Mercure qui avait créé la pièce de Vercors en 1975 au Théâtre de la Ville qu’il dirigeait alors, le metteur en scène l’a inscrite dans le projet du théâtre qu’il dirige à son tour avec talent, par la rencontre entre les univers scientifique et artistique, et les recherches qu’il mène avec ses équipes sur le lien entre mémoire et présent.

© Photo Jean-Louis Fernandez

Pour Zoo ou l’Assassin philanthrope, Emmanuel Demarcy-Mota a questionné les scientifiques sur le transhumanisme et dialogué entre autres avec la neurochirurgienne Carine Karachi, l’astrophysicien Jean Audouze, la biologiste Marie-Christine Maurel, le biologiste et philosophe Georges Chapouthier. Il a articulé les textes de différentes sources et inscrit la théâtralité, en parallèle au procès, par la représentation d’animaux sous forme de masques tels que vautour, caméléon, lion, panthère noire, poisson, lynx, bouc et zèbre qui renforcent le fantastique et la fable philosophique, et qui se prolongent par le costume (masques d’Anne Leray, costumes de Fanny Brouste).

Dix comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville, mise en place en 2008 par Emmanuel Demarcy-Mota, tiennent les différents rôles de la pièce et occupent des positions différentes dans le cadre du procès. Mathias Zakhar est un remarquable Douglas Templemore et tous les personnages, juge, avocats, ministre de la justice, médecins, paléontologues et jurés répartis sur plusieurs niveaux de praticables, renvoient le trouble dans lequel ils se trouvent. Plusieurs narrateurs transmettent le fil rouge de la pièce.

Cette interrogation sur l’origine et l’avenir de l’humanité, à travers l’homme et l’animal, fait aussi penser à George Orwell dont La Ferme des animaux fut publiée en 1945. La question scientifique philosophique et esthétique que posait Vercors en 1952, dans l’après-guerre, reste pourtant d’actualité si l’on fait référence aujourd’hui à l’homme augmenté qui en fait « est déjà là », comme le dit Jean Audouze et à l’invention de créatures hybrides. Zoo ou l’Assassin philanthrope est une invitation à réflexion sur la condition humaine par la rencontre entre deux univers complexes, le scientifique et l’artistique, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2022

Avec : Marie-France Alvarez, Charles-Roger Bour, Céline Carrère, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Anne Duverneuil, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Gérald Maillet, Ludovic Parfait Goma, Mathias Zakhar – Assistante à la mise en scène Julie Peigné – collaborateurs artistiques Christophe Lemaire, François Regnault – conseillers scientifiques Carine Karachi, neuro-chirurgienne – Jean Audouze, astrophysicien – Marie-Christine Maurel, biologiste – Georges Chapouthier, biologiste et philosophe – scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, Yves Collet – musique Arman Méliès – costumes Fanny Brouste – son Flavien Gaudon – vidéo Renaud Rubiano – maquillages et coiffures Catherine Nicolas – masques Anne Leray – accessoires Erik Jourdil.

Du 5 au 22 octobre 2022 à 20h et le dimanche à 15h. au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Amour Amer et Tarentelle – Maria Mazzotta

© Théâtre de la Ville

Récital, Maria Mazzotta, voix et tamburello – Antonino de Luca, accordéon, dans le cadre des Chantiers d’Europe – Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Maria Mazzotta est originaire des Pouilles, région du sud de l’Italie riche en traditions, aux villes blanchies à la chaux, aux immenses et ancestrales terres agricoles, au long littoral qui s’étire sur des centaines de kilomètres. Figure iconique de sa région elle est imprégnée de sa culture, accueillante et âpre. Son chant, puissant et chaud, est consolation, catharsis et remède comme elle le dit sur scène entre deux chants et sa palette est large, allant de la berceuse à la danse, de la mélancolie à l’intranquillité. Elle parle d’amour et de tarentelle, crée et recrée à sa manière une musique de transe et de danse au style pizzica, traditionnellement jouée pour guérir. Elle est accompagnée de manière virtuose par l’accordéoniste Antonino de Luca.

Le parcours musical de Maria Mazzotta est riche. De formation classique en harpe et en piano, elle a appris le chant lyrique, la polyphonie et le chant traditionnel du Salento, petit bout de terre au sud-est de l’Italie où se sont mêlées les communautés italiennes, grecques et albanaises. Elle se passionne pour la musique des Balkans et oriente ses recherches musicales notamment vers la Grèce, l’Albanie, la Macédoine, la Croatie, la Bulgarie, la culture Tsigane. Elle collabore avec différents groupes dont l’Ensemble Canzoniere Grecanico Salentino, croise le chemin musical du compositeur Goran Bregović né à Sarajevo, du violoncelliste albanais Redi Hasa et de l’accordéoniste malgache Bruno Galleone avec lequel elle enregistre son dernier disque. Elle a chanté avec le quatuor toulousain Pulcinella, collaboré avec Ibrahim Maalouf et sa trompette franco-libanaise, et avec Bobby Mc Ferrin, chanteur, vocaliste et chef d’orchestre américain, lors de l’édition 2008 du Bari in Jazz.

« Dans nos régions du sud, des pays rudes, souvent pauvres, la musique populaire et les chants, les danses traditionnelles, ont une fonction sociale : celle de rassembler et de raconter mais aussi de se libérer, de lâcher l’énergie ensemble. Cette musique populaire est présente dans toutes les circonstances de la vie, où on voit par exemple les bandas (fanfares) accompagner toutes sortes d’événements ; cette musique est vivante parce qu’on en a besoin » dit Maria Mazzotta dont la présence sur scène est chaleureuse, un brin espiègle, habitée et passionnée. Elle immerge le spectateur dans des mélodies qui l’enveloppent, dans sa virtuosité vocale et dans l’interprétation personnelle des chants traditionnels qu’elle recrée, tant en italien qu’en grec ancien.

Sa voix pudique, intense et déchirante décline les visages de l’amour, passionnel, tendre ou désespéré, parfois destructeur, les émotions. L’album qu’elle vient d’éditer, Amoreamaro en témoigne, enregistré avec Bruno Galleone à l’accordéon, avec Bijan Cheminari au zarb et percussions pour le morceau Tore Tore et avec Andrea Presa au didgeridoo – instrument à vent – pour le morceau Amoreamaro qui a donné son titre à l’album.

« Je chante pour oublier et pour retrouver, pour me retrouver sans jugement et sans critères, belle et laide à la fois pour oublier ce que moche et beau signifient, me perdre et me retrouver, pour savoir qui je suis, avec qui je suis et de quel côté je suis. Je chante les doutes et les espoirs, le courage et les absences, une confession profane qui me rappelle ce qui est réellement sacré… »  écrit-elle dans la présentation de cet album dans lequel elle chante aussi dans le dialecte de la région du Salento.

Brigitte Rémer, le 19 mai 2022

Le 14 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

En tournée : le 26 mai 2022 à Bruges (Belgique) – le 1er juin à Groningen (Pays-Bas) – le 2 juin à Amsterdam (Pays-Bas) – Le 17 septembre à Lich (Allemagne)

Le Kiev City Ballet au Théâtre du Châtelet

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

Soirée exceptionnelle en soutien au peuple ukrainien avec le Kiev City Ballet et des danseurs de l’Opéra national de Paris – au Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Vingt-cinq danseuses et danseurs du Kiev City Ballet dirigé par Ekaterina Kozlova et Ivan Kozlov étaient en tournée en France, à l’annonce de la guerre dans leur pays, l’Ukraine. Ils présentaient entre autres Casse-Noisette pour le jeune public, certains danseurs sont particulièrement jeunes. Outre l’inquiétude et le chagrin, ils font face à l’impossibilité de rentrer.

La salle est archi-pleine et l’objectif de la soirée donné par Anne Hidalgo. La Maire de Paris annonce qu’au-delà de cette soirée, le Théâtre du Châtelet accueillerait le Kiev City Ballet en résidence à long terme. Il nous faut « poser la culture comme une arme pacifique » dit-elle. Par ailleurs un appel a été lancé aux centres chorégraphiques et ballets de France pour partager leur outil de travail.

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

Structuré en deux temps, la première partie de la soirée prend la forme d’une classe donnée à tour de rôle par Aurélie Dupont, directrice de la danse de l’Opéra de Paris et Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin. Plus de soixante danseurs des deux formations mêlées font ensemble leurs exercices d’assouplissement puis leurs entrainements aux rythmes du pianiste-accompagnateur du Ballet de l’Opéra de Paris, Louis Lancien. Pour Aurélie Dupont qui se prête à l’exercice avec professionnalisme et gentillesse en anglais et en français, « toute danse est un pas fait vers l’autre. » Bruno Bouché lui emboîte le pas apportant, pour détendre l’atmosphère, une pointe d’humour. Certains danseurs du Kiev City Ballet ont la timidité du grand plateau parisien.

Fondée en 2014 par Ivan Kozlov, ancien Principal du Théâtre Mariinsky – autrefois le Kirov de Saint-Pétersbourg – le Kiev City Ballet a présenté en seconde partie des extraits de son répertoire.: Le Lac des Cygnes, d’après Marius Petipa/ Pas de deux et Pas de trois. En quelques répétitions le danseur étoile de l’Opéra de Paris, Paul Marque et Olga Posternak, du Kiev City Ballet donnent l’impression d’avoir toujours dansé ensemble ; Taras Bulba/Variation d’Ostap, dans une chorégraphie de Fedor Lopoukhov ; Flammes de Paris/Variation de Jeanne, chorégraphie d’après Vassili Vainonen ; Casse-Noisette/Danse des Mirlitons, Pas de trois, d’après Marius Petipa ; Composition de Vladyslav Dbshynskyi ; Men From Kiev, en tee-shirt jaune et bleu, aux couleurs du pays, dans une chorégraphie de Pavlo Virsky ; Défilé du Kiev City Ballet Marche des cosaques zaporogues portant pantalons de satin rouge.

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

En guise de final l’Hymne ukrainien, joué par la pianiste Katia Buniatishvili et l’Orchestre de chambre de Paris, sous la direction de Victor Jacob, en vidéo, fut un moment de grande émotion, danseurs la main sur la poitrine.

Une grande ferveur était dans la salle, l’ovation rendue fut à la hauteur du désarroi général.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2022

La recette de la billetterie est intégralement reversée à Acted, ONG de solidarité internationale et à La Croix Rouge.

 

Inch’Allah

© Théâtre de la Ville

D’après Tartuffe de Molière – adaptation et mise en scène Alioune Ifra N’Diaye – Compagnie malienne BlonBa – spectacle en bambara, surtitré français – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses, dans le cadre de Africa 2020.

Il y a du plaisir sur scène comme dans la salle, même si, en filigrane, un vecteur de gravité se dessine. Par le ludique, passent les messages. Alioune Ifra Ndiaye, metteur en scène, attire notre attention sur les réalités de son pays, le Mali, sur les complexités du monde et, par les moyens scéniques du kotèba, prend les chemins de traverse.

On part du général – le nombre de pratiquants des huit religions les plus fréquentées dans le monde, affiché sur un grand écran en fond de scène – jusqu’au particulier, Tartuffe. Selon Molière, ce personnage doué pour le mensonge, donne l’illusion d’être un bon pratiquant et très pieux serviteur. Il déguise ses opinions, son caractère, ses pensées et ses sentiments. Au nom de Tartuffe se superposent les synonymes de bigoterie, cabotinage, affectation, dissimulation, duplicité, fausseté, fourberie et faux-semblant.

Avec BlonBa, on oublie Molière et ses personnages et on écoute cette fable qui commence sur un coin de tapis par la lecture des cauris de la chance, énoncée par le guérisseur des âmes. Sa patiente, ou son impatiente – qui, au demeurant, pourrait être Elmire, seconde femme d’Orgon tombé sous la coupe de Tartuffe – boit les paroles de l’oracle providentiel qui lui promet une rencontre avec l’âme sœur. Pas si jeune, pas très beau, il serait, contre quelques encens à faire brûler, l’homme qui l’aimerait. D’emblée, sur ce coin de tapis, on se sent non pas dans un théâtre à l’italienne mais sur une place des quartiers de Bamako ou de Ségou, aux couleurs lumineuses et aux senteurs d’épices. Suit une longue scène avec Clément, de nom chrétien remarque le texte, morceau de bravoure à la Dorine, malin et brut de décoffrage, vif et caustique, qui allume les clignotants et dénonce les abus, avec force pirouettes et virtuosité.

On a parlé de lui pendant les deux-tiers de la pièce, enfin il arrive ! Tartuffe, devenu ici Ladji – qui signifie le Pèlerin et il en porte l’habit, celui qui a fait le pèlerinage à La Mecque – misbaha (chapelet musulman) à la main. Et on le voit à l’œuvre sur la méridienne, unique mobilier sur scène, aux côtés non pas de l’épouse, mais de la fille d’Orgon, (Marianne chez Molière) essayant de la séduire en d’extravagantes entourloupes. Démasqué après avoir joué de séduction tant auprès de la mère que de la fille, il déchaîne les foudres de la mère. Pourtant tout se termine dans la joie et la bonne humeur, tout est bien qui finit bien.

Au-delà de cette trame, c’est la forme choisie du Kotèba, ce théâtre populaire de l’aire mandingue au Mali, qui parle dans la proposition du metteur en scène, et la langue bambara. Le Kotèba est un théâtre d’intervention sociale qui utilise la satire pour corriger les travers de la société. Il réunit la communauté et provoque le rire. C’est une forme de théâtre traditionnel particulièrement pratiquée chaque année après la saison des récoltes, quand les villageois se réunissent pour assister à des saynètes mises en place par les jeunes du village, dans un moment de divertissement. Il y a des similitudes avec la commedia dell’arte, sans les masques : même naïveté, ruse et ingéniosité, même burlesque. On est dans le domaine de la farce et de l’autodérision.

Travaillant en Guinée Conakry et en Côte d’Ivoire, Souleymane Koly et son Ensemble Kotèba, avait fait connaître cette forme théâtrale en France dans les années 80. Et comme le souligne Alioune Ifra Ndiaye : « Les nuits Kotèba présentent les différents aspects de ce mode d’expression typiquement africain mais, par bien des côtés, terriblement universel. »

Fondée en 1998, la compagnie BlonBa s’est développée au fil des ans et de diverses restructurations. Après avoir été contrainte de quitter le lieu qui abritait son travail de création, en 2012, c’est par le secteur audiovisuel et la création de la société Wokloni qu’elle a rebondi, avec l’ouverture à Bamako en 2017, du Complexe Culturel BlonBa, constitué de trois salles. Sous la direction d’Alioune Ifra Ndiaye, réalisateur et opérateur culturel très actif, c’est un des espaces culturels et artistiques les plus féconds du Mali et de l’Afrique francophone, qui propose une programmation de haut niveau et fonctionne comme un incubateur pour les jeunes acteurs maliens. Alioune Ifra Ndiaye s’est formé aux techniques de réalisation pour le cinéma à Montréal, et a participé en France en 2000/2001 à la 10ème session de la Formation Internationale Culture, programme du ministère français de la Culture créé par Jack Lang.

A la fin de la représentation, le metteur en scène s’adresse au public pour inscrire sa démarche dans l’actualité du Mali et les relations de son pays avec la France, en un moment difficile. C’est courageux, d’autant en la présence de l’Ambassadeur du Mali dans la salle, de celle des communautés maliennes présentes au spectacle, vêtues de leurs costumes locaux et exposant leur artisanat. La cour des Abbesses s’est emplie de couleurs et de rires, BlonBa a permis ce moment fédérateur entre les publics et les pays.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2021

Avec : Ismael N’Diaye, Maimouna Doumbia, Maimouna Samaké, Tieblé Traoré, Ndji Yacouba Traoré, Nouhoum Cissé, Mariam Sissoko.

Les 12 et 13 juin 2021, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 Rue des Abbesses, 75018 Paris – Tél. : 02 42 74 22 77 – www.theatredelaville-paris.com – Voir sur le site le programme L’Afrique au Théâtre de la Ville, du 3 juin au 28 septembre 2021.

Lion d’Or de la Biennale de Venise, à Germaine Acogny

© École des Sables

La danseuse et chorégraphe, fondatrice de L’École des Sables, à Toubab Dialaw, au sud de Dakar, (Sénégal) s’est vue attribuer le Lion d’Or 2021 de la Biennale de Venise pour l’ensemble de sa carrière.

Germaine Acogny fonde en 1968 son premier studio de danse, à Dakar. Elle a vingt-quatre ans et marche sur les pas de sa grand-mère, prêtresse Yoruba, qui marque son parcours et sa pensée. Son apprentissage passe par les danses traditionnelles africaines avant de rencontrer la danse, classique et moderne ; elle cherche déjà sa propre écriture.

En 1977, suite à sa rencontre avec Maurice Béjart, elle crée au Sénégal une école inspirée de Mudra Bruxelles, centre de formation créé par le chorégraphe. Elle fonde Mudra Afrique à Toubab Dialaw, une école professionnelle, soutenue par le Président Léopold Sédar Senghor, propose des stages internationaux de danse africaine et enseigne dans différentes régions du Sénégal, dont Fanghoumé en Casamance, ainsi que dans le monde. Après la fermeture de Mudra Afrique en 1982, elle danse, chorégraphie, enseigne et devient un véritable passeur de la danse et de la culture africaine notamment à Bruxelles où elle s’est installée, près de la Compagnie Maurice Béjart. A Paris, le Théâtre de la Ville soutient son travail au fil des ans et lui a rendu un bel hommage – par visio – en décembre dernier.

En 1980, elle écrit Danse africaine, édité en trois langues, qui livre les clés de ses recherches, crée en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde à Toulouse, avec Helmut Vogt, son époux. Elle poursuit sa carrière de danseuse et chorégraphe, élabore ses propres pièces et travaille avec le chanteur Peter Gabriel. Elle obtient le London Contemporary Dance and Performance Award en 1991.

Au long de son parcours, Germaine Acogny crée plusieurs solos, forme sur laquelle elle reviendra souvent : Sahel en 1987, Ye’Ou en 1988 ; plus tard, en 2001, Tchouraï, dans une chorégraphie de Sophiatou Kossoko et une mise en scène de Christian Rémer, voyage imaginaire qui retrace les moments importants de sa vie, présenté au Théâtre de la Ville ; Songook Yaakaar, chorégraphie en partenariat avec Pierre Doussaint, en 2014, à la Maison de la Danse de Lyon ; en 2015, À un endroit du début, dans une mise en scène de Mikaël Serre, pièce qui lie l’histoire de l’Afrique et de l’Europe ; en 2018, Mon Élue noire/Sacre numéro 2, dans une chorégraphie d’Olivier Dubois sur la musique originale du Sacre du Printemps, pièce pour laquelle elle reçoit le New York Bessie Award.  

Toujours dans la même quête entre la nature et le cosmos, et sa recherche de syncrétisme entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine, sous toutes leurs formes, Germaine Acogny crée, au-delà des solos, d’’autres pièces, de formats divers : en 2003, Fagaala en collaboration avec le chorégraphe Kota Yamazaki, sur le génocide rwandais, pièce pour laquelle ils reçoivent un Bessie Award à New York. En 2007 elle réalise et présente à Bamako la partie chorégraphique de L’Opéra du Sahel, création africaine produite par la Fondation Prince Claus des Pays-Bas. En 2008 elle se rapproche de la Compagnie Urban Bush pour créer Les Écailles de la mémoire, pour sept danseuses et sept danseurs, en partenariat avec la chorégraphe Jawole Willa Jo Zollar, pièce qui explore la convergence de l’histoire africaine et américaine

Son chemin artistique et la présentation de pièces chorégraphique aux publics de tous les continents a toujours été mené en parallèle aux actions de formation, résidence, master class qu’elle a données dans le monde entier. Germaine Acogny était retournée au Sénégal dès 1995 où elle avait fondé un Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, mais aussi lieu de formation pour les danseurs de toute l’Afrique. Avec eux, elle a recherché les langages de la danse africaine contemporaine tout en transmettant le respect de la tradition. En 2004, l’École des Sables avait vu le jour à Toubab Dialaw – où elle a invité les grands chorégraphes comme Susanne Linke, Robyn Orlin, Salia Sanou, Gregory Maqoma – en même temps que sa compagnie de danse Jant-bi. Depuis janvier 2015 elle en a transmis la direction artistique à son fils, Patrick Acogny.

Germaine Acogny présentera sa dernière pièce solo, Somewhere at the beginning/Quelque part, au commencement, où s’entremêlent sa mémoire individuelle et la mémoire collective, au 15ème Festival International de Danse Contemporaine de La Biennale di Venezia, qui se tiendra du 23 juillet au 1er août 2021, et qui vient de lui attribuer le Lion d’Or.

Brigitte Rémer, le 22 février 2021

École des Sables, Toubab Dialaw, Région de Dakar, Sénégal – e-mail : info@ecoledessables.org – Biennale de Venise :  https://www.labiennale.org/en/news/2021-lion-awards-dance

 

Political Mother Unplugged

© boshua

Chorégraphie et musique de Hofesh Shechter, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

C’est en 2008 que le danseur chorégraphe Hofesh Shechter fonde sa compagnie, après s’être installé à Londres quelques années auparavant. Sa première chorégraphie, Fragments, date de 2002. Il a été formé à l’Académie de danse et de musique de Jérusalem, a ensuite dansé au sein de la Batsheva Dance Company, a travaillé avec les chorégraphes Wim Vandekeybus, Paul Selwyn-Norton et Tero Saarinen. Très tôt, adolescent, la danse folklorique l’attirait.

La pièce, Political Mother Unplugged, qu’il présente au Théâtre de la Ville, aujourd’hui par écran partagé, fête ses dix ans et n’a cessé d’évoluer. Cette nouvelle version est présentée par sa Compagnie Junior, dans un Théâtre de la Ville solidaire et généreux, vidé de son public mais non de sa substance. Les jeunes danseurs de la Compagnie ont entre vingt-et-un et vingt-cinq ans et viennent de différents pays – États-Unis, France, Grande Bretagne, Singapour, Taïwan – C’est pour eux une plateforme de lancement dans la carrière. Chaque année depuis dix ans, la Hofesh Shechter Company est invitée au Théâtre de la Ville et présente ses spectacles. Uprising et In your rooms furent les premiers, en 2010. Hofesh Shechter signe aujourd’hui Political Mother Unplugged en sa nouvelle version, en tant que chorégraphe et compositeur de la partition musicale. Il est en effet également musicien, a appris et pratiqué les percussions et avait hésité entre les deux disciplines. La musique qui accompagne ses spectacles est habituellement jouée en live, des images (de Shay Hamias) viennent ici combler le vide de l’absence des musiciens.

Le mot Political contenu dans le titre de la pièce, Political Mother Unplugged, a ici son importance. Des images vidéo suggèrent et esquissent en des dessins brouillés quelques figures peu fréquentables et l’allusion à une mère-patrie incertaine. La première scène chorégraphique montre un samouraï qui se fait hara-kiri, seul en scène. On est entre le politique, le militaire, la transe et la déliquescence, entre la destruction et la folie. Les séquences se suivent, rythmées par des moments musicaux forts où alternent le collectif, les duos, trios, et autres configurations, mais le collectif domine. La lumière alterne de même entre semi-obscurité et éclairage cru, agressif parfois. Les couleurs des costumes sont hétérogènes, de l’ocre au rose foncé ou à l’orange, short, robe ou pantalon. Rondes, sauts, ligne, fête, le spectacle déborde d’énergie comme un volcan qui gronde. On est entre la fin atomique, l’adoration au soleil, le magma du centre de la terre, dans des spasmes et des secousses en dérapage contrôlé.

Il y a beaucoup de fougue et sur l’écran les images d’un tyran-pantin qui hurle, porteur de tous les totalitarismes. La dramatisation nous mène de mort à résurrection et les éléments se déchaînent. Tout à coup une note, unique, continue, suspend le mouvement bientôt reprise par les violons. Plus tard les danseurs sortent, hagards. Est-on dans un camp ou dans un asile ? Le plateau se vide. Une mélodie reprend. Les dix interprètent s’avancent, face au public, bras en l’air, en réponse à celui qui, sur écran, les menace de son arme. Un dialogue s’engage avec l’image, les danseurs sont en fondu enchaîné avec elle, dans tous les sens du terme. C’est la force du collectif. On voit peu leurs visages, ils sont souvent dos public, face à l’écran. Qui tire sur eux ? Déflagration, désintégration, anomie entourent le samouraï de retour, démultiplié en quatre figures, couleur gris acier.

Les moments crus et agressifs où une armée se rapproche alternent avec d’autres, méditatifs et oniriques, avant que les rayons d’un soleil cruel n’aveuglent le public et que tout à nouveau disjoncte et se délite. Des tours de cour, image de captivité, des accélérations décélérations, des passages de relais spontanés, une lutte contre l’invisible. La douceur des violons tout-à-coup apporte son réconfort et son lyrisme sous une lune blanche et brillante avant que ne reviennent des tremblements sourds et le rythme d’un tambour au loin, comme un cœur qui bat. Certains danseurs se suspendent, d’autres courent, d’autres tressaillent et s’agitent. Des dessins aux contours blancs s’écrivent sur un tableau noir. La figure du tyran revient en un flux et un reflux, comme un cauchemar, accompagné de cris fauves.

Political Mother Unplugged ressemble à un conte philosophique et une histoire d’aujourd’hui. Les danseurs se remettent en mouvement, sur un rythme lancinant avant que ne monte une psalmodie et que se superposent des mélodies, avant qu’une ronde ne se forme. Where there is pressure there is folk dance… L’un danse, tous regardent, avant de disparaître. Une lumière crue comme en surexposition, surgit. La fin s’étire, une voix passe sur un air de balade, suivie de quelques notes de saxo. Retour sur le danseur samouraï qui ferme le spectacle – I really don’t lie/Je ne sais pas mentir – jusqu’à ce que l’image s’éteigne et que les danseurs se figent. La troupe salue devant une salle vide, sans applaudissements ni remerciements. Ils ont du mérite d’autant, félicitons-les chaleureusement. Bonjour tristesse !

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2021

Avec : Jack Butler, Evelyn Hart, Evelien Jansen, Niek Wagenaar, Rosalia Panepinto, Jill Goh Su-Jen, Chieh-Hann Chang, Charles Heinrich, Marion de Charnacé, Jared Brown.

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter – lumières originales Lee Curran – costumes originaux Merle Hensel – projection vidéo Shay Hamias – collaboration musicale Nell Catchpole et Yaron Engler – arrangements percussion Hofesh Shechter et Yaron Engler – musiques additionnelles Jean-Sébastien Bach, Cliff Martinez, Joni Mitchell, Giuseppe Verdi.

Vu en direct sur www.theatredelaville.com

Exils intérieurs

© Théâtre de la Ville

Théâtre-Performance mis en scène par Amos Gitai, artiste associé au Théâtre de la Ville – textes de Thomas Mann, Hermann Hesse, Rosa Luxembourg,  Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler, Albert Camus – Extraits vidéo de Berlin-Jérusalem, Kippour, Lullaby to my father, Terre promise, Tsili – au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

Artiste associé au Théâtre de la Ville, Amos Gitai y avait présenté l’année dernière Letter to a friend in Gaza où il mettait à l’honneur Albert Camus (cf. notre article du 12 septembre 2019). Dans Exils intérieurs, le réalisateur-metteur en scène, reste fidèle à l’écrivain en livrant des passages de son Discours d’Upsala, sur L’artiste et son temps, prononcé le 14 décembre 1957, quelques jours après le discours de Stockholm accompagnant le Prix Nobel qui lui était remis. « L’artiste, comme les autres, doit ramer sans mourir, s’il le peut. »

Le spectacle débute avec la voix de Jeanne Moreau sur des images de pluie diluvienne, comme une fin du monde. On est entre le passé simple et le present perfect. A côté du Discours de Camus, d’autres textes d’une grande force, datant de la fin du XIXème / début du XXème, nous sont restitués par d’éblouissants acteurs qui prennent place, un à un, à la grande table faisant face aux spectateurs. Amos Gitai tisse, entre ces écrits, un dialogue imaginaire sur le thème de l’oppression, de l’exil et sur la place de l’artiste. Jérôme Kircher tient le rôle de Monsieur Loyal, chargé d’introduire chaque personnalité, par sa biographie.

Le premier texte est de Thomas Mann (1875-1955) par la voix et la présence à la table de Markus Gertken. Sa longue correspondance échangée dans les années 1933/34 avec Herman Hesse rend compte de l’époque et des positions de chacun sur fond de 2nde Guerre mondiale. Tous deux sont écrivains de langue allemande, tous deux exilés en Suisse, tous deux déclarés inaptes au combat pour problèmes de santé, tous deux influencés par les philosophes, Schopenhauer pour le premier, Jung pour le second. Thomas Mann, tient en haute estime Hermann Hesse malgré une certaine distance qui est toujours restée entre eux. S’il n’avait été écrivain il aurait voulu être chef d’orchestre, il avait appris le violon. Il est l’auteur de nombreux essais et de pièces de théâtre, de romans, entre autres de Les Buddenbrook, sur la grandeur et la décadence d’une famille, qui pourrait être la sienne, ouvrage publié en 1901 chez Fischer, à Berlin ; de La Mort à Venise publié en 1911, inspiré de la fin de vie de Gustav Mahler, réflexion sur la mort, l’amour, le mal, l’art et la culture ; de La Montagne magique publiée en 1924, ouvrage dans lequel transparaissent les débats politiques, philosophiques et religieux de l’époque, pour lequel il a reçu le Prix Nobel de Littérature, en 1929. Son positionnement politique est assez flou et il hésite, pendant longtemps, à l’officialiser. En 1922, dans une conférence prononcée à Berlin, il prend position pour la jeune démocratie de Weimar, puis à partir de 1930 lutte contre l’hitlérisme et travaille sur la synthèse entre humanisme et politique. En 1936, Thomas Mann est en exil volontaire en Suisse depuis trois ans, il n’a encore rien dit publiquement concernant l’antisémitisme nazi. Soumis à la pression des deux camps, il comprend qu’il lui faut officialiser ses positions. « Rien de bon ne peut venir des dirigeants allemands, pour l’Allemagne ou pour le monde » déclare-t-il. Sa citoyenneté lui est immédiatement retirée par le Reich et le Doyen de l’Université de Berlin annule sa distinction Honoris Causa. La lettre-réponse que lui adresse l’écrivain est lue dans le spectacle.

Tôt exilé en Suisse avec ses parents, à Bâle, Hermann Hesse (1877-1962) avait eu une jeunesse tourmentée, avec des idées suicidaires et peu de projection dans l’avenir. Il découvre le domaine les livres en débutant comme apprenti vendeur en librairie où il publie ses poèmes dans des revues. Son premier roman, Peter Camenzind, est édité en 1904 chez Samuel Fisher, il commence par ces mots Au commencement était le mythe… Cette publication lui vaut d’emblée une belle consécration littéraire. Pendant la Première Guerre mondiale, depuis Berne où il vit alors, il s’occupe de l’assistance aux prisonniers de guerre allemands et leur expédie des livres. Il critique et lutte contre la politique allemande. Ses romans les plus connus sont Le Loup des steppes (1927), Narcisse et Goldmund (1930), Le Voyage en Orient (1932). En 1933, Bertold Brecht et Thomas Mann s’arrêtent chez lui dans leurs voyages vers l’exil. Par ses écrits, Hermann Hesse tente, à sa manière, de contrer l’expansionnisme allemand. Ses prises de position contre la guerre et le nationalisme lui valent des campagnes de dénigrement. Il fait front contre les querelles politiques en se réfugiant dans une posture spirituelle et de retrait. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1946 pour son roman Le Jeu des perles de verre. « Pour que le possible se réalise, il faut toujours tenter l’impossible » écrit-il. Hans Peter Cloos habite les mots de l’écrivain.

Troisième personnalité, le philosophe et théoricien politique, membre fondateur du Parti communiste italien, Antonio Gramcsi (1891-1937), par la présence et la voix de Pippo Delbono qui donne lecture de ses lettres de captivité, le régime mussolinien l’ayant emprisonné à partir de l’année 1926, et jusqu’à sa mort. Né en Sardaigne et de fort mauvaise santé, Gramsci trace sa route de manière singulière et ne se trouve jamais là où on l’attend. Il fait des études de Lettres à Turin dans des conditions matérielles difficiles, mais curieux de tout, puise dans bien d’autres disciplines telles que le droit, l’économie, la philosophie et la linguistique. D’abord proche des mouvements sardes autonomistes, il s’intéresse aux cercles des jeunes socialistes et c’est à Turin, ville où l’industrie automobile bat son plein, qu’il comprend l’immense fossé existant entre le patronat et le prolétariat. Comme ses collègues allemands, Gramcsi n’est pas mobilisé en 1915 pour raisons de santé, mais rend compte de la guerre vue par les classes sociales dominées, dans le journal L’Avanti où il écrit. Il s’intéresse à la culture, crée différentes revues et n’hésite pas à utiliser verve et irrévérence. Après avoir fondé le Parti communiste italien en 1921, Gramsci participe en 1925, à Moscou, au Ve congrès de l’exécutif élargi de l’Internationale Communiste. Il est arrêté le 8 novembre 1926, comme les autres députés socialistes et communistes, pour conspiration, instigation à la guerre civile, apologie du crime et incitation à la haine de classe. Ce ne sont pas ses célèbres Cahiers de prison qui sont lus ici mais les lettres à sa famille, déchirantes car imprégnées de solitude, à sa mère, à Tania sa belle-sœur qui l’accompagne jusqu’au bout de ce parcours hors de la vie sociale et familiale, à l’un de ses fils, Delio, pour prendre des nouvelles de ses autres enfants. Au son du violon et sur des images de neige et d’immensités désertes, il subit les derniers moments de son écrasement. « J’étais, je suis, je serai. Je résisterai » dit-il encore.

Les écrits de Rosa Luxemburg, (1871-1919) militante marxiste et révolutionnaire allemande formée en économie, en philosophie et en droit sont ensuite lus par Talia de Vries. Née en Pologne sous domination russe, Rosa Luxemburg fait de brillantes études au lycée de Varsovie où elle milite très tôt au sein du parti socialiste révolutionnaire, Prolétariat. Contrainte de s’enfuir en Suisse, elle y passe une thèse d’économie politique, acquiert la nationalité allemande en 1898, milite au sein du SPD, le Parti social-démocrate et défend l’Internationalisme, qu’elle oppose au Nationalisme, ainsi que l’idéologie marxiste. Elle cofonde la Ligue spartakiste – un mouvement d’extrême gauche marxiste révolutionnaire, actif en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale – et le Parti communiste allemand. Elle meurt assassinée à Berlin pendant la révolution allemande, le 15 janvier 1919. Son travail théorique touche au capitalisme, qu’elle dénonce avec force, à la révolution et au développement des idées démocratiques. Elle défend « La liberté de celui qui pense autrement. »

Dernière personnalité évoquée dans le spectacle, moins connue en France, Else Lasker Schüler, (1869-1945) poétesse expressionniste judéo-allemande à l’identité disloquée, née à Elberfeld, au nord-ouest de l’Allemagne, région qu’elle quitte en 1894, à peine mariée, pour Berlin. Là, l’effervescence culturelle de l’avant-guerre lui convient. Son errance dans les cafés lui fait rencontrer intellectuels et artistes. Elle noue des liens notamment avec Franz Marc, créateur avec Kandinsky du groupe d’artistes d’inspiration expressionniste, Le Cavalier bleu ; Georg Trakl, grand poète lyrique autrichien dont l’existence fut tragiquement marquée par la drogue, l’alcoolisme et l’autodestruction, qui mourut à l’âge de vingt-sept ans d’une overdose et qui écrivit en 1904, Crépuscule et Déclin, une de ses œuvres majeures et en 1914 le lied et poème Kaspar Hauser. Claude Régy monta de lui Rêve et folie, son ultime spectacle, en 2016 ; Gottfried Benn, écrivain et médecin allemand, l’un des plus grands écrivains germanophones de sa génération considéré comme une figure de l’expressionnisme. Else Lasker Schüler divorce, abandonne sa vie confortable et devient une figure emblématique de la bohême berlinoise. Excentrique et de tempérament exalté, les poèmes ardents qu’elle écrit, dits par la voix d’Hanna Schygulla, deviennent un creuset du surréalisme. « Je fis pour toi le ciel couleur de mûre Avec le sang de mon cœur. Mais tu ne vins jamais avec le soir… Je t’attendais, debout, chaussée de souliers d’or. » ou encore « Me voici parvenue au terme de mon cœur. Nul rayon ne mène au-delà. Derrière moi je laisse le monde. Les étoiles s’envolent : oiseaux d’or. » Elle reçoit le prix Kleist en 1932, part en 1933 à Zurich pour fuir la montée du national-socialisme, entreprend des voyages en Palestine en 1934 et 1937, « pour m’évader en moi-même. » Elle est déclarée apatride en 1938. C’est à Jérusalem qu’elle meurt, en 1945.

L’œuvre féconde d’Amos Gitai prend ici une nouvelle forme et une autre dimension par l’espace de réflexion qu’il propose à travers les textes choisis, mêlant les langues dont la traduction s’affiche sur un grand écran, en fond de scène. Des projections d’images issues de ses films accompagnent de loin en loin le parcours (Berlin-Jérusalem, Kippour, Lullaby to my father, Terre promise, Tsili). Le chant virtuose de Nathalie Dessay traverse ces Exils intérieurs dans lesquels l’actrice-cantatrice glisse comme une âme morte à travers les mots et les séquences. Plusieurs respirations musicales transmettent ses vibrations, jusqu’à la magnifique interprétation de L’Invitation au voyage de Baudelaire, qu’elle chante, Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble ! » Elle est accompagnée du sensible doigté de trois musiciens, présents tout au long du spectacle – Philippe Cassard au piano, Bruno Maurice à l’accordéon, Alexey Kochetkov au violon. Le Discours d’Upsala, sur L’artiste et son temps d’Albert Camus ferme le spectacle. Un à un, acteurs et musiciens quittent le plateau aussi discrètement qu’ils y sont entrés. « L’artiste fait face à deux abîmes, la frivolité et la propagande, chaque pas est une aventure. La liberté de l’art est comme une discipline ascétique. Créer aujourd’hui, c’est créer dangereusement. » Restent les sons cristallins du piano et l’épaisseur des mots que viennent de livrer avec ardeur et intensité les acteurs, de leur présence habitée.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2020

Avec Nathalie Dessay, Hans-Peter Cloos, Pippo Delbono, Markus Gertken, Jérôme Kircher, Talia de Vries – Avec les musiciens Philippe Cassard, piano – Alexey Kochetkov, violon – Bruno Maurice, accordéon – avec les voix de Hanna Schygulla et Jeanne Moreau – Lumière Jean Kalman – costumes Emmanuelle Thomas – assistante à la mise en scène Talia de Vries.

Du 1er au 5 octobre 2020 – Théâtre de la Ville / Théâtre des Abbesses – 31, rue des Abbesses.  75018 – Métro : Pigalle, Abbesses – www. theatredelaville-paris.com. –  tél. : 01 42 74 22 77

Une maison

© Marc Domage

Chorégraphie, scénographie, costumes, objets lumineux Christian Rizzo – musique Pénélope Michel, Nicolas Devos (Cercueil/Puce moment) – ICI/Centre Chorégraphique National de Montpellier – au Théâtre national de la Danse / Chaillot, dans le cadre du Théâtre de la Ville Hors-les-murs.

Un danseur seul en scène sous le toit de la maison, anonyme car portant un masque neutre, ouvre le spectacle. Ce toit, structure mobile, aux arêtes de polyèdre faite de néons, tombe des cintres et pourrait tout aussi bien évoquer la coupe du cerveau – espace physique, espace mental – ou symboliser la voûte céleste. Le danseur se déplace de manière lancinante et répétitive dans une mathématique tracée au cordeau jusqu’à ce qu’arrivent petit à petit, des quatre coins de la scène, les treize autres interprètes qui, avec lui, dessinent l’histoire. A l’arrière du plateau blanc se trouve un tumulus de terre rouge, qui, le temps venu, deviendra personnage et troublera l’environnement.

La danse se fond dans un univers plastique très élaboré entre une éblouissante composition musicale, des couleurs éclatantes et les lumières qui les accompagnent, un plafond de verre qui envoie ses courants alternatifs jusqu’au ciel étoilé final, des danseurs aux gestes fluides qui se déploient avec élégance et précision, chacun dans son parcours.

La maison, espace du quotidien et espace sacré, est ce lieu symbolique et de l’intimité où se jouent les émotions et s’impriment les rêves, où la mémoire s’enracine, où chacun construit sa propre histoire. Maison rêvée et protectrice, lieu pour habiter, univers des nostalgies, cosmos, réalité physique ou représentation mentale, l’être intérieur s’y apaise. Peu avant les répétitions du spectacle Christian Rizzo perdait son père, le contexte est chargé. Maison-mère, maison-père, maison d’enfance et de secrets, le conscient et l’inconscient y voyagent.

Le chorégraphe nous entraine dans sa rêverie à travers une certaine abstraction, de solos à duos, tissant des parcours aux géométries variables. Dans le dernier tiers du spectacle, il construit une sorte de conte, naïf et inattendu, avec chapeaux pointus de fées et de sorciers et masques divers de faucons, de chevaux et de mort. Derrière ces rondes et ces moments « choral » apparaît la mort en grand drapé blanc. Exorcismes, rituels de vie et de mort… La maison en même temps se décale par la terre tumulus, étrangement fine et magnifiquement rouge que les danseurs répandent en nuages à grands coups de pelletées, faisant régner comme un épais brouillard ou dessinant comme un rideau des songes déchirés. Le sol devient rouge et les pas laissent traces, jusqu’à ce que la terre fasse disparaître le tapis blanc.

Luc Rizzo est un chorégraphe au parcours atypique issu du rock, de la mode et des arts plastiques, venu à la danse plus tardivement, et qui dirige depuis cinq ans l’Institut Chorégraphique International ICI/centre chorégraphique national de Montpellier. Son précédent travail était une trilogie comprenant D’après une histoire vraie (2013), Ad noctum (2015) et Le sindrome Ian (2016), spectacles basés sur le souvenir. Une Maison a ouvert la 39ème édition du Festival Montpellier Danse et confirme la collaboration de Christian Rizzo avec le groupe électro-rock expérimental Cercueil, Pénélope Michel et Nicolas Devos. Ils travaillent ensemble depuis plus de huit ans, les recherches que font les musiciens notamment à travers leur projet Puce Moment, ouvre ici sur une magnifique partition à laquelle répondent les danseurs dans leurs parcours sensibles et géométriquement habités.

 Brigitte Rémer, le 3 mars 2020

Avec : Youness Aboulakoul, Jamil Attar, Lluis Ayet, Johan Bichot, Léonor Clary, Miguel Garcia Llorens, Pep Garrigues, Julie Guibert, Ariane Guitton, Hanna Hedman, David Le Borgne, Maya Masse, Rodolphe Toupin, Vania Vaneau – Création lumière  Caty Olive – création médias Jéronimo Roé – création musicale de Pénélope Michel et Nicolas Devos (Cercueil / Puce Moment) – assistante artistique Sophie Laly – costumes  Laurence Alquier – assistant scénographie, programmation multimédia Yragaël Gervais – direction technique Thierry Cabrera – régie lumière en alternance Yannick Delval, Thierry Cabrera, Nicolas Castanier – régie son et led mapping en alternance Jeronimo Roé, Marc Coudrais, Antonin Clair – régie plateau en alternance Shani Breton, Jean-Christophe Minart, Rémi Jabveneau –

Du 27 au 29 février 2020 – Théâtre national de la Danse / Chaillot, 1 place du Trocadéro, 75116. Paris – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – www. theatre-chaillot.fr – En tournée : 25 au 26 mars 2020, Dansens Hus, Stockholm (Suède) – 30 au 31 mars 2020 Théâtre de Hautepierre, Strasbourg, dans le cadre du festival Extradanse / Pôle Sud CDCN Strasbourg – 3 avril 2020 Maison de la Culture, Amiens – 15 au 16 avril 2020, La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale – 27 au 29 mai 2020, Dansens Hus – Nasjonal scene for dans, Oslo (Norvège).

La Consagración de la Primavera

© Théâtre de la Ville

Mise en scène, chorégraphie et danse Israël Galván – Composition et piano, direction musicale Sylvie Courvoisier – piano Cory Smythe. Israël Galván Company, au Théâtre de la Ville/13ème Art.

Issu d’une famille sévillane qui dansait le flamenco, Israël Galván construit ses spectacles de manière personnelle et inspirée depuis une vingtaine d’années à partir de ce même vocabulaire, qu’il enlace et décale. Il présente ici sa déclinaison du Sacre du Printemps de Stravinski, pièce à laquelle les plus grands chorégraphes, au fil du temps, se sont confrontés, entre autres Vaslav Nijinski (1913), Maurice Béjart (1959), Pina Bausch (1975), Martha Graham (1984), Angelin Preljocaj (2001), Emmanuel Gat (2004).

Deux pianos à queue, tête-bêche – magnifiquement habités par Sylvie Courvoisier, compositrice et improvisatrice avec laquelle Israël Galván a déjà travaillé, et Cory Smythe, interprète rigoureux et improvisateur inspiré – s’inscrivent dans la scénographie à travers laquelle le danseur chorégraphe trace son chemin. Quand la pièce débute, portant une courte blouse et des bottines noires, une jambe gainée de laine rouge et comme blessée, il est crucifié sur la table d’harmonie d’un piano, mise à la verticale. Son corps devient instrument de percussion entre le sol et les cordes de ce piano inversé. Il dialogue avec les deux musiciens qui interviennent dans le corps de leurs instruments pour en faire vibrer les cordes, dans une introduction musicale intitulée Conspiración, prélude au Sacre. Le danseur, tel l’esprit frappeur frappe, avec énergie et insolence, avec la puissance d’un Méphisto qui se déchaîne.

Après cette brillante introduction on glisse dans l’univers de Stravinski, partition construite en deux parties : L’adoration de la terre, terre piétinée avec extase par le danseur et Le sacrifice, qui mène au rituel des ancêtres. On le retrouve sculptural au centre d’un plissé noir de 380 degrés, majestueuse robe avec laquelle, en grand ordonnateur, il va jouer, déployant rythme et force au sol, grâce et précision. Les espaces sur lesquels il se dirige et se pose, répartis sur l’ensemble de la scène, résonnent de manière singulière et minérale selon les supports : graviers, terre, pierre, bois, métal, subtilement disposés en labyrinthe, lui permettant de remplir l’espace. Il se faufile entre les deux pianos, danse sur une plateforme située derrière, passe à l’avant-scène ou se retrouve au centre. Plein d’une énergie vitale, jambes et bras d’une mobilité extravagante, Israël Galván invente, décline et joue de ses mains papillons, qui dansent aussi en émettant des sons. L’alternance entre pièces dansées et pauses musicales permet au danseur de reprendre souffle et/ou de changer de costume, et au public de se reposer de la scansion flamenca.

Le spectacle se ferme sur une éblouissante pièce musicale de Sylvie Courvoisier, Spectro, jouée à quatre mains, envol de notes cristallines virtuoses, dignes d’un Gaspard de la nuit de Maurice Ravel. Les pièces de la compositrice se fondent dans la partition de Stravinski et Israël Galván se fond avec intensité et légèreté dans l’univers sonore qui le porte. L’attention réciproque et les interactions entre danseur et musiciens dégagent une grande virtuosité et liberté. Galván prend racine dans le sol de manière ludique et déterminée, il sait puiser son énergie comme les racines des végétaux cherchent l’eau, poussant sa technicité à l’extrême. Il est de ces grands, comme le furent Nijinsky et Noureev en leur temps, faune parmi les faunes.

On connaît Israël Galván en France depuis une douzaine d’années. Son premier spectacle, Metamorfosis, inspiré de Franz Kafka, fut créé en 2000 mais c’est avec El Final de este estado de cosas – redux, un rite de mort à partir de l’Apocalypse de Jean, présenté à la Carrière Boulbon du Festival d’Avignon en 2009  et repris au Théâtre de la Ville en 2010 et 2011, qu’on le découvre. Le Théâtre de la Ville depuis l’accompagne en présentant chacune de ses créations. Ainsi, La Curva (le virage, la courbe) en 2012, où il est déjà entouré de Sylvie Courvoisier ; Lo Real en 2013 ; Torobaka avec Akram Khan en 2014/15 ; FLA.CO.MEN en 2016/17 ; La Fiesta, présentée à La Villette en 2018 et Gatomaquia au Cirque Romanès, dans les deux cas dans le cadre de sa programmation hors les murs.

La Consagración de la primavera mêle les différents styles musicaux – entre la musique néoclassique aux accents folkloriques d’Igor Stravinski, avant-gardiste en son temps, qui modifie la notion de rythme au tout début du XXème siècle et la recherche contemporaine et jazz de Sylvie Courvoisier, imprégnée de Thelonious Monk et des interprétations de Martha Argerich – au vocabulaire flamenco d’Israël Galván, figure majeure de l’évolution de cette tradition populaire dont il s’est emparé, et qu’il interprète avec une sauvagerie raisonnée. Une belle réussite !

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2020

Musique : Conspiración, composition et piano Sylvie Courvoisier et Cory Smythe – Le Sacre du Printemps, composition Igor Stravinski – Réduction pour piano à quatre mains de l’auteur, sur deux pianos – Spectro, composition Sylvie Courvoisier, au piano Sylvie Courvoisier et Cory Smythe – créations lumières, Ruben Camacho – scénographie, Pablo Pujol – design sonore Pedro León – assistante mise en scène Balbi Parra – conseillère costumes Reyes Muriel del Pozzo.

Du 7 au 15 janvier 2020, Théâtre de la Ville – Le 13e Art – métro : Place d’Italie 75013. Paris. www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Summerspace, Exchange, Scenario

“Summerspace” –  © Michel Cavalca

Trois chorégraphies de Merce Cunningham, reprises par le Ballet de l’Opéra de Lyon, dans le cadre de la 48è édition du Festival d’Automne à Paris et de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville, présentées au Théâtre du Châtelet.

Le Festival d’Automne rend un important hommage à Merce Cunningham (1919-2009) pour fêter les cent ans de sa naissance. Ses principales pièces sont à l’affiche, re-montées par différents chorégraphes et dansées par dix compagnies de ballets de différents pays. Un multi-partenariat tissé par le Festival avec une quinzaine de théâtres, à Paris et en Île-de-France a permis de remettre sur le devant de la scène une partie de l’histoire de la danse de la seconde moitié du XXème siècle. Cette traversée du temps est en soi un événement.

C’est à partir de 1972, dans le cadre de sa rencontre avec Michel Guy que le Festival d’Automne pour sa première édition invitait Merce Cunningham et que s’est construit entre le Festival et le chorégraphe une longue histoire commune, jusqu’en 2009, année où il a présenté son testament dansé, « Nearly 90» juste avant de disparaître. C’est aussi en dialogue avec Gérard Violette, directeur du Théâtre de la Ville, qu’ont été présentées au fil du temps, dans la fidélité de l’échange, ses nouvelles créations. Emmanuel Demarcy-Mota son successeur et directeur du Festival d’Automne lui a emboîté le pas.

Merce Cunningham a bouleversé les codes de la danse dans son rapport à l’espace, dans lequel le danseur devient son propre centre. Il a créé autour de lui un collectif artistique, s’entourant des plus grands plasticiens et musiciens qu’il a associés à ses recherches. Parlant de son travail, – cent-quatre-vingts chorégraphies écrites entre 1942 et 2009 – il note les quatre événements qui lui ont ouvert des voies nouvelles : sa collaboration avec la structure rythmique de John Cage ; l’utilisation de procédés aléatoires pour chorégraphier, offrant diverses possibilités pour l’enchaînement des figures, selon le temps et le rythme ; l’introduction de la vidéo et du cinéma dans la classe de danse influant sur les tempos ; l’utilisation d’un logiciel de danse permettant la mémorisation de ses esquisses chorégraphiques et répétitions. « Mon travail est toujours un processus. Quand je finis une danse, j’ai toujours l’idée, même mince au départ, de la prochaine. C’est pourquoi je ne vois pas chacune d’elle comme un objet, mais plutôt comme un bref arrêt sur la route » dit-il.

Summerspace, Exchange et Scénario, trois pièces majeures de Merce Cunningham dansées par le Ballet de l’Opéra de Lyon et récemment entrées à son répertoire ont été présentées dans un Théâtre du Châtelet rénové, avec les peintures et dorures des balcons de la grande salle et de la coupole restaurées, et un plafond qui a retrouvé sa verrière rétro éclairée. Le reste est invisible pour le spectateur et fait partie des aménagements techniques.

Créées à des intervalles de vingt ans, ces trois pièces de nature différente montrent la diversité d’inspiration du parcours de Merce Cunningham : Summerspace fut créée le 17 août 1958 à l’American Dance Festival du Connecticut College de New London, pièce pour quatre danseuses et deux danseurs, elle est re-montée par Banu Ogan. Les décors – une grande toile pointilliste en fond de scène – et les costumes – zébrés de couleurs vives ou de pois jetés, à base d’orangé – sont de Robert Rauschenberg, les lumières d’Aaron Copp et le piano d’Agnès Melchior sur une musique de Morton Feldman composent l’oeuvre. A côté de l’abstraction il y a de la douceur et un certain lyrisme à travers les six interprètes qui s’élèvent « comme les oiseaux qui se posent parfois puis reprennent leur vol » avec la perfection des corps, l’élévation, le collectif dans ses traversées de plateau, les grands pliés d’une grâce infinie.

“Exchange” – © Michel Cavalca

La seconde pièce, Exchange, fut créée le 26 septembre 1978 au City Center Theater de New-York, elle est re-créée par Patricia Lent et Andrea Weber. L’environnement sonore urbain de David Tudor témoigne des bruits scandés de la ville, où quinze danseuses et danseurs évoluent et se rejoignent, aux intersections des géographies et des moments. Ils semblent porter le nuage de pollution qui stagne au-dessus de la ville dans leurs collants aux dégradés sombres type anthracite (décors, costumes et lumières, créés par Jasper Johns) et construisent des figures qui refluent de manière récurrente, en solos, duos ou en ensembles : la moitié des danseurs ouvrent la pièce dans une première partie, la seconde moitié prend le relais dans une seconde partie, l’ensemble fait chorum dans le final.

“Scenario” – © Michel Cavalca

La troisième pièce de Merce Cunningham, Scénario, créée le 17 octobre 1997 à la Brooklyn Academy of Music et re-créée par Andrea Weber, Jamie Scott et Banu Ogan, transforme danseuses et danseurs en sculptures en mouvement. Les costumes de Rei Kawakubo aux couleurs vives – vermillon ou turquoise, épaisses rayures bleu et blanc, gros carreaux – mettent en mouvement d’excentriques silhouettes qui créent de surprenantes figures virtuoses, loufoques et en équilibre instable. Le geste en volute est volubile en même temps que volatile, le corps joue de contrepoints.

Le Ballet de l’Opéra de Lyon dirigé par Yourgos Loukos depuis une trentaine d’années poursuit le travail lancé par ses prédécesseurs, Louis Erlo à la tête de l’Opéra Nouveau de Lyon à partir de 1969, puis Françoise Adret à compter de 1985. Il développe la palette chorégraphique de l’Ensemble avec exigence et précision. Cent dix-sept œuvres sont inscrites à son répertoire dont la moitié sont des créations, les plus grands créateurs, notamment français et américains, ont été invités à y travailler. Grâce, maîtrise et perfection sont les maîtres mots qui conviennent pour parler des danseuses et danseurs du Ballet qui interprètent ces trois pièces de Merce Cunningham, avec virtuosité et poésie.

“Summerspace” – © Michel Cavalca

Ce Portrait Merce Cunningham interroge l’héritage d’un précurseur de la post modern dance qui n’a cessé d’expérimenter et a créé son propre langage. Laissant un espace d’imprévu dans l’ordonnancement des gestes chorégraphiques, il a libéré l’énergie et pris possession de l’espace avec rigueur et liberté. Il est à la source de nombreuses recherches chorégraphiques d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 3 décembre 2019

Avec le Ballet de l’Opéra de Lyon – *Summerspace : musique Morton Feldman, Ixion – décor et costumes Robert Rauschenberg – lumières Aaron Copp – pianistes Agnès Melchior, Futaba Oki – remonté par Banu Ogan avec six danseurs, créé le 17 août 1958 par la Merce Cunningham Dance Company à l’American Dance Festival à New London, Connecticut. *Exchange : musique David Tudor, Weatherings – design sonore Phil Edelstein, Jean-Pierre Barbier – décor, costumes,lumières d’après les dessins originaux de Jasper Johns – remonté par Patricia Lent et Andrea Weber avec quinze danseurs, créé le 26 septembre 1978 au City Center Theater, New York. *Scenario : musique Takehisa Kosugi, Wave Code A-Z – costumes, conception d’espace et de lumières Rei Kawakubo – concept et conseil technique Davison Scandrett – remonté par Andrea Weber, Jamie Scott et Banu Ogan avec quinze danseurs, créé le 14 octobre 1997 à la Brooklyn Academy of Music à Brooklyn, New York.

« Portrait Merce Cunningham, 100 ans » programmé par le Festival d’Automne, du 28 septembre au 21 décembre 2019 – Summerspace, Exchange et Scénario, du 14 au 20 novembre 2019, au Théâtre du Châtelet, 1 Place du Châtelet, Paris 75001 – métro Châtelet – www.chatelet.com – Théâtre de la Ville, tél. :  01 42 74 22 77, www.theatredelaville-paris.com et aussi, les 13 et 14 décembre 2019 à 20h30, au Théâtre des Louvrais, place de la Paix à Pontoise.

 

Ceux qui m’aiment

Pascal Greggory © Gilles Vidal

Lecture performance de Pascal Gréggory sur des écrits de Patrice Chéreau – production Les Visiteurs du Soir – Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

Pascal Gréggory a puisé dans les écrits de Patrice Chéreau – metteur en scène de théâtre et d’opéra, cinéaste et acteur – notamment ses Journaux de travail où l’on trouve des notes sur ses mises en scène et sa façon de travailler, des réflexions sur son art. Il y mêle les lettres que Chéreau lui avait écrites – lui qui fut un de ses acteurs emblématiques – et s’efface derrière des textes de nature différente, privée et publique. Il pénètre sur scène presque par effraction, s’installe à une longue table de travail faisant face au public. Il les lit avec intensité et gravité, comme en un souffle.

Patrice Chéreau c’est ce parcours d’excellence qui questionne les formes théâtrales en France à partir du milieu des années soixante, et qui en révèle de nouvelles, en s’appuyant sur l’intelligence du texte : il signe, en 1964, pour le Groupe théâtral du Lycée Louis-le-Grand, sa première mise en scène, L’Intervention, de Victor Hugo. De 1966 à 1969, il co-dirige, le Théâtre de Sartrouville avec Jean-Pierre Vincent rencontré au Lycée, et remporte en 1967 le Concours des Jeunes Compagnies, avec Les Soldats de Lenz. Il travaille ensuite au Piccolo Teatro de Milan dirigé par Georgio Strehler de 1970 à 1972, et monte plusieurs spectacles dont Toller de Tankred Dorst et Lulu de Wedekind. De 1972 à 1981 il co-dirige le TNP de Villeurbanne avec Roger Planchon, et présente notamment Lear d’Edward Bond et Peer Gynt d’Henrik Ibsen. Il est à la tête des Amandiers de Nanterre de 1982 à 1990, et ouvre la maison à toutes les disciplines et à de nouveaux acteurs.

C’est à ce moment-là que Pascal Gréggory le rencontre, il fera un long bout de route avec lui, au théâtre et au cinéma, comme dans la vie, jusqu’à la disparition de Chéreau, en 2013. « Patrice Chéreau m’a apporté la gravité, il m’a ouvert les portes des mondes de l’intelligence, des mondes secrets des grands créateurs » dit-il. Chéreau tourne une dizaine de films à partir de 1974, date de la réalisation de La Chair de l’orchidée, son premier. La Reine Margot en 1992, nommé aux César comme Meilleur film français de l’année marque le début de leur collaboration, qui se poursuivra avec Ceux qui m’aiment prendront le train, tourné en 1998, Son frère en 2003 et plus tard Gabrielle en 2005, aux côtés de Isabelle Huppert. Au théâtre, Pascal Gréggory travaille sous la direction de Chéreau quand il jette l’ancre à l’Odéon, après Nanterre et qu’il met en scène Le temps et la chambre de Botho Strauss en 1991, Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès en 1995/96 dans lequel le metteur en scène est son partenaire, spectacle présenté à la Manufacture des Œillets d’Ivry louée par l’Odéon. Puis il y eut Phèdre de Racine montée en 2003 aux Ateliers Berthier/Odéon. « On ne travaille pas avec Patrice Chéreau, on rentre en famille – comme ceux qui disent en religion » dit Pascal Greggory.

De tout temps Chéreau s’est également passionné pour l’opéra qu’il met brillamment en scène, à partir de 1969. « Ma nature profonde est de bâtir sur le doute et de me dire qu’on peut aller plus loin » dit-il lors d’une interview. Sa rencontre avec Pierre Boulez est déterminante. Sous sa direction musicale il monte L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, au Festival de Bayreuth, production de quatre opéras du Ring, représentés chaque année de 1976 à 1980. En 1979, Lulu d’Alban Berg est au programme de l’Opéra de Paris dans sa version intégrale. Elektra, de Richard Strauss – livret de Hugo von Hofmannsthal, direction musicale de Esa-Pekka Salonen – au Festival d’Aix-en-Provence l’été 2013 sera sa dernière mise en scène, quelques mois avant sa disparition.

Avec Ceux qui m’aiment, qu’il présente en 2018 au festival Les Émancipées de Vannes, Pascal Gréggory rend un vibrant hommage à Patrice Chéreau cinq ans après sa mort. Le montage des textes, sensible et profond, est offert avec pudeur et incandescence. À peine quelques gestes sont esquissés. Pascal Greggory a puisé dans les trois tomes du Journal de Chéreau et dans Les Visages et les Corps, écrits rassemblés en 2011 quand il fut le Grand invité du Louvre. A travers la lecture de leur correspondance, il revient sur ce que Chéreau lui a appris, « l’âpreté du métier d’acteur, sa grande dureté, ses douleurs et ses immenses joies », partage des textes peu connus et le talent d’écrivain qu’avait Chéreau, resté plus confidentiel que ses spectacles et que ses films.

Ceux qui m’aiment est un concentré de réflexions qu’il porte vers le public, témoignant de l’engagement de Chéreau. Pour cela il a rassemblé des complicités artistiques qui ont travaillé avec lui : Anne-Louise Trividic comme dramaturge, scénariste admirée de Chéreau ; Dominique Bruguière, créatrice lumières d’une grande partie de ses spectacles pour éclairer la lecture ; Jean-Pierre Pancrazi qui a travaillé sur la direction d’acteurs, signe ici la mise en scène. La lecture est intime et en même temps universelle, comme le souhaitait Pascal Gréggory qui quitte le plateau discrètement, comme il était venu et se retire lentement, en marche arrière, sur la pointe des pieds. « On ne choisit pas d’être acteur, on naît avec : c’est un privilège, un pèlerinage au pays des mots et le monde est en droit d’en attendre beaucoup » ajoute Pascal Gréggory. Et parlant de Patrice Chéreau comme en remerciement, il dit : « Il est celui qui m’aura permis de voir des choses incongrues, de comprendre et d’imaginer ce métier dangereux, de sentir que le plaisir de jouer est sans technique et passe par toute une fracture de l’âme… »

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2019

Avec Pascal Greggory – mise en scène Jean-Pierre Pancrazi – dramaturgie Anne Louise Trividic – lumières Dominique Bruguière, assistée de Pierre Gaillardot – son Olivier Innocenti – vidéo Florent Fouquet – costumes Annie Thiellement – régie générale Alexandre Jomaron – régie lumières Anne Roudiy – régie vidéo et son Olivier Olry.

Du 15 au 17 octobre 2019, à 20h – Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008 – métro : Concorde  site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

 

Othello

© Théâtre de la Ville

D’après William Shakespeare – Mise en scène Arnaud Churin – traduction, adaptation et dramaturgie Emanuela Pace – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

Un plateau gris bleu pour une scénographie sobre (Virginie Mira) et d’élégants costumes (Sonia Da Sousa), sert une gestuelle et des déplacements passant par le filtre des arts martiaux. Trois voiles de cette même nuance gris bleu, découpes en forme de maisons, sont amarrées et font fonction de cloisons mobiles, délimitant les différents espaces de jeu où se déroule l’action. Écrite en 1604, Othello est une pièce de la trahison, de la destruction, du meurtre et de la différence. Shakespeare pense son personnage éponyme comme un personnage noir de peau dans un contexte blanc – n’est-il pas le Maure de Venise, sous-titre de la pièce ? – C’est l’étranger. Ici, Arnaud Churin inverse le jeu et fait d’Othello le seul personnage blanc de la pièce, tous les autres rôles sont assurés par des acteurs noirs. La traduction de la pièce, par Emanuela Pace, prend en compte cette donnée.

Maure affranchi et brillant devenu général des armées vénitiennes, Othello a épousé Desdémone, une beauté noble et généreuse, sans en informer Brabantio son beau-père, haute personnalité de la République de Venise. Ce mariage secret, promotion et reconnaissance pour lui, est peu apprécié, et on l’accuse d’avoir séduit la belle. Officier sous ses ordres, un temps son confident, Iago, personnage énigmatique, cultive une haine farouche à l’égard d’Othello – il pensait mériter la promotion au rang de lieutenant qui fut attribuée à Cassio – déploie sa perfidie et élabore des plans machiavéliques. Il est assisté de Roderigo, gentilhomme vénitien. Sur fond de guerre contre les Ottomans, Othello part défendre Chypre, ses officiers et sa femme l’accompagnent. Profitant d’une violente tempête qui détruit la flotte de l’ennemi, sournoisement, Iago met en place ses odieux plans en utilisant Cassio pour semer le doute dans l’esprit d’Othello quant à la fidélité de Desdémone. Manipulé par Iago, Othello tombe dans le panneau de la jalousie et donne ordre à Iago de liquider Cassio. Mais avant, sur les conseils de ce mauvais génie, il commet l’irréparable en étranglant son épouse. Quand Othello ouvre enfin les yeux, il voit sa méprise : Emilia, femme de Iago, amie et confidente de Desdémone en témoigne avant de mourir, Roderigo aurait aussi pu en témoigner s’il n’avait été assassiné, Cassio, blessé, raconte la trahison de Iago. Comprenant son aveuglement, Othello se donne la mort, aux côtés de sa femme et Lodovico, le Doge de Venise, ordonne à Cassio, successeur d’Othello comme gouverneur de Chypre, d’exécuter Iago.

Par son choix d’inversion – peau noire peau blanche – Arnaud Churin décale l’œuvre qui convoque la question noire et celle de l’altérité. Le couple shakespearien, Othello/Desdémone ici surprend (Mathieu Genêt, Julie Héga), non par cette inversion, mais on peine à lui trouver de l’harmonie : elle, est longiligne et sautillante, lui n’est pas cet habituel Otello massif, signe du chef de guerre, il en est tout le contraire. La crédibilité devient donc relative même si le nœud de la pièce le met en exergue, lui, Othello aimé et guerrier. Autour, Iago complote (Daddy Moanda Kamono), agi par les forces du mal, machination que la courageuse Emilia (Astrid Bayiha) dénonce avant de mourir en héroïne. Les autres personnages, forment comme un chœur, ils vont et viennent puis s’effacent au profit de l’histoire, les lumières (Gilles Gentner) renforcent leur côté inquiétant .

C’est une lecture imprégnée du réalisateur Akira Kurosawa que propose le metteur en scène. La gestuelle samouraï empruntée par les acteurs oblige à déplacer le regard de continents à continents. Et la ville des Doges devient une ville monde.

Brigitte Rémer, le 25 octobre 2019

Avec : Daddy Moanda Kamono, Iago – Mathieu Genet, Othello – Julie Héga, Desdémone – Nelson-Rafaell Madel Cassio – Astrid Bayiha, Emilia – Aline Belibi, Bianca et une conseillère du Doge – Denis Pourawa, le Doge de Venise et Lodovico – Jean-Felhyt Kimbirima, Roderigo –  Ulrich N’toyo, Brabantio et Montano. Collaboration artistique, Julie Duchaussoy et Marie Dissais – scénographie, Virginie Mira – costumes, Olivier Bériot et Sonia da Sousa – lumières Gilles Gentner – musique, Jean-Baptiste Julie – conseil artistique et arts martiaux,  Laurence Fischer – régie générale et son, Camille Sanchez

Du 3 au 19 octobre 2019 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses – 31, rue des Abbesses, 75018 Paris – métro : Abbesses, Blanche, Pigalle – tél. :  01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com – En tournée : 13 au 16 novembre, Théâtre Montansier de Versailles – 23 janvier, Théâtre de Chartres – 28 et 29 janvier, Espace Malraux scène nationale de Chambéry et de la Savoie – 24 au 28 mars, Le Grant T de Nantes.

Outwitting the Devil

© Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Akram Khan, dramaturgie Ruth Little – Au 13ème Art/Théâtre de la Ville.

Danseur et chorégraphe anglo-bangladais, Akram Khan tente de parler de biodiversité à travers le récit épique et fondateur de Gilgamesh, qui se compose de douze tablettes sumériennes rédigées en akkadien. C’est l’une des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité. Pourtant le chorégraphe n’en donne guère les clés.

Par son désir de gloire et d’immortalité, Gilgamesh, roi de la ville d’Uruk en ancienne Mésopotamie, s’attire la colère des dieux. Au titre de représailles ils lui envoient Enkidu, pour le combattre. Mais Gilgamesh et Enkidu scellent entre eux une puissante amitié et triomphent du géant Humbaba et du Taureau céleste. A la recherche d’actes héroïques, Gilgamesh entraine Enkidu dans un long et périlleux périple à l’issue duquel ce dernier trouve la mort, plongeant Gilgamesh dans le désespoir. Celui-ci part à la recherche de la fleur de l’immortalité et son errance solitaire le mène jusqu’aux confins du monde et de l’enfer.

Akram Khan part dune des tablettes sumériennes retrouvée en 2011, en Irak pour construire sa chorégraphie, « Outwitting the Devil » (Tromper le diable, se jouer de lui). La scénographie aux murs noirs parsemée de tablettes calcinées l’évoque, mais la destruction par le vieux roi d’Uruk de l’emblématique forêt de cèdres, telle qu’annoncée, n’est guère lisible. Six danseurs, quatre hommes et deux femmes de cultures différentes, portent le mythe. Pourtant les intentions du chorégraphe restent floues, la dramaturgie incertaine et le récit discontinu du vieux Gilgamesh revenant sur sa vie, inaudible. Seule Mythili Prakash, danseuse de Kathak qui témoigne magnifiquement de cette danse classique indienne qu’Akram Khan affectionne et à laquelle il a lui-même été formé très jeune, émerge. Dans son sari or, la beauté et la justesse du geste parfaitement accompli de cette déesse de la nature porte une partie du spectacle.

Akram Khan inscrit sa chorégraphie, comme il sait le faire, dans l’interculturel et cherche, entre tradition et geste contemporain, mais on s’enfonce ici dans la complexité de la légende dont on perd le sens. Par ailleurs la musique en dolby stéréo dans cette ancienne grande salle de cinéma high tech circule avec un peu trop de puissance et souligne fortement l’action, lui donnant un côté grandiloquent. Mais qu’est-il venu faire en cette galère ? On sort déçu du côté de la légende, autant que de l’écologie annoncée (!) et de la chorégraphie.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2019

Avec Ching-Ying Chien, Andrew Pan, Dominique Petit, Mythili Prakash, Sam Pratt, James Vu Anh Pham – dramaturgie Ruth Little – lumières Aideen Malone – conception visuelle Tom Scutt – musique originale, son Vincenzo Lamagna – costumes Kimie Nakano – texte Jordan Tannahill – direction des répétitions Mavin Khoo

Du 11 au 20 septembre 2019, à 20h – au 13ème Art, Place d’Italie, 75013. Paris – métro : Place d’Italie – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77. Et aussi, du 12 au 22 décembre 2019, reprise de Xénos, à La Villette.

Infini

© Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Boris Charmatz, au Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Des chiffres déclinés à l’infini selon l’énergie recherchée se croisent, sans jamais se heurter, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. A l’endroit comme à l’envers les danseurs comptent à haute voix, passant des hauts sommets à la rythmique du point 0. En état d’urgence, ils sont éclairés par des gyrophares à la lumière crue posés au sol qui tournent tout au long du spectacle formant comme des labyrinthes, et tordent les chiffres en années, évocations, heures, minutes et secondes (lumières, Yves Godin). On est entre la bourse, la vente aux enchères et le jackpot, les altitudes et les attitudes. On est au monopoly, au mont de piété, à l’infini qui ne finit pas d’en finir et s’étire en kilomètres, kilogrammes, décamètres et doubles décimètres. Après tout, l’infini est sans limite.

La chorégraphie de Boris Charmatz ressemble à du papier millimétré qui prend dans les fils de ses lignes savantes, strictes et cadrées, les danseurs, tout en gardant un air ludique, chaotique et improvisé. Petit écart au millimétré, les accessoires-costumes personnalisant chacun d’entre eux : épaulettes de cuir type armée romaine, petite culotte noire sur collant sylphide, chaussettes bleu pâle et vernis rouges, robe fleurie sur pré, longs gants en plumes de cygne noir (costumes, Jean-Paul Lespagnard). Les danseurs : Régis Badel, Boris Charmatz, Fabrice Mazliah et danseuses : Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Solène Wachter, investi(e)s de leur mission chiffrée, dansent avec énergie, aisance et liberté. Le compte à rebours débute à 120 puis s’inverse et donne de la gîte. Petits moments a cappella et enchaînements en fondu-enchaîné se succèdent avec intensité, repris par une autre matière sonore qui se mêle à l’enchevêtrement des chiffres et des voix (son, Olivier Renouf – travail vocal, Dalila Khatir).

Parfois l’équation s’emballe et les corps s’amalgament en une masse sculpturale. On est au bord du ressassement et de la réitération transformant la matière corporelle en fusion et enchaînements de variations. Par la coïncidence ou le décalage, par la création-réaction entre le chiffre et le geste, le potentiomètre des vitesses, les ralentissements, suspensions et dilatations, le chiffre parfois devient abstraction et trace les frontières d’un espace mental sous contrôle.

Danseur et chorégraphe dans la pièce, Boris Charmatz cultive son obsession du dépassement en une écriture serrée, proche de l’expérimentation pure. Il poursuit la captation de la voix que l’on trouve dans ses créations les plus récentes et notamment dans 10 000 gestes. Le chiffre est un signe d’écriture et le chorégraphe oscille entre la mathématique et la symbolique. Le nombre est-il parfait ? S’il l’était, ce serait un entier naturel égal à la moitié de la somme de ses diviseurs ou bien à la somme de ses diviseurs stricts. Au-delà de l’énergie des danseurs et parfois de leur fantaisie, le chiffre pourtant reste austère.

Brigitte Rémer, le 16 septembre 2019

Avec Régis Badel, Boris Charmatz, Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Fabrice Mazliah, Solène Wachter – travail vocal, Dalila Khatir – son, Olivier Renouf – lumières, Yves Godin – costumes, Jean-Paul Lespagnard – assistante, Magali Caillet-Gajan – régie générale, Fabrice Le Fur – direction de production, Martina Hochmuth, Hélène Joly.

10 au 14 septembre 2019, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel 75001. Paris – En tournée :  4 octobre 2019 Charleroi danse – 11 et 12 octobre PACT Zollverein, Essen – 17 au 19 octobre Lieu Unique, Nantes – 7 et 8 novembre Scène nationale Bonlieu, Annecy – 13 au 16 novembre Théâtre  Nanterre-Amandiers – 26 novembre Maison de la Culture, Amiens – 5 et 6 décembre Le Phénix, scène nationale, Valenciennes/Festival Next – 25/28 mars 2020 Kaaitheater,  Bruxelles.

Letter to a friend in Gaza

© Théâtre de la Ville

Mise en scène et scénographie de Amos Gitai, artiste ambassadeur du Théâtre de la Ville – Texte Makram Khoury et Amos Gitai, inspiré par Mahmoud Darwich, Yizhar Smilansky, Émile Habibi, Amira Hass, Albert Camus, au Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Le réalisateur israélien Amos Gitai est invité comme artiste ambassadeur du Théâtre de la Ville pour la saison 2019/20 par Emmanuel Demarcy-Mota son directeur, et ouvre la saison et le cycle de son travail en présentant Letter to a friend in Gaza. Il s’inspire des Lettres à un ami allemand écrites par Albert Camus sous l’occupation, qui cherchaient à renouer le dialogue entre Allemands et Français. Il mêle les langues et les textes émanant de différentes sources, de part et d’autre de la barrière de séparation d’avec Gaza et la Cisjordanie. Amos Gitai avait réalisé un court métrage en 2018 à partir de ces mêmes Lettres, film présenté hors compétition à la Mostra de Venise, en même temps que A Tramway in Jerusalem. « Ce n’est pas seulement une question de propriété, mais de mémoire, d’attachement aux mêmes terres, que j’ai abordé dans un court métrage récent A Letter to a Friend in Gaza, en hommage à La Lettre de mon ami allemand d’Albert Camus écrite en 1943. Cette question continue de me préoccuper » avait-il dit en octobre 2018, dans sa « Leçon inaugurale au Collège de France » intitulée La caméra est une sorte de fétiche – Filmer au Moyen-Orient.

Camus, auteur entre autres de L’Homme révolté écrivait dans sa première Lettre : « Vous me disiez : ‘La grandeur de mon pays n’a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde où plus rien n’a de sens, ceux qui, comme nous, jeunes Allemands, ont la chance d’en trouver un au destin de leur nation doivent tout lui sacrifier.’ Je vous aimais alors, mais c’est là que, déjà, je me séparais de vous. ‘Non, vous disais-je, je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang et du mensonge. C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre.’ Vous m’avez dit : ‘Allons, vous n’aimez pas votre pays.’ »

Sur scène une longue table en rectangle, dans la pénombre. La clarinette basse de Louis Sclavis ouvre le spectacle et donne le son grave d’une sirène de bateau, sa gravité. On pense à l’exil, à l’exil sans retour. Puis l’accordéon sensible de Bruno Maurice et le santour concentré de Kioomars Musayyebi se répondent en écho. Des images projetées emplissent l’écran : d’abord la  longue séquence d’une ville qui brûle sur un texte de Flavius Josèphe, La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres, méditation lyrique et politique sur l’état du Moyen-Orient à partir de la destruction du temple et de la chute de Massada, magnifiquement portée par Jeanne Moreau dans le rôle de l’historien. Puis des images captées depuis un hélicoptère survolant le plateau du Golan, dans lequel Amos Gitai avait pris place.

Entre un acteur d’âge mûr, arabe israélien, qui se pose au centre de la table, face au public, Makram Khoury. Il dit en langue arabe un premier poème de Mahmoud Darwich, auteur palestinien considéré comme l’un des plus grands poètes arabes contemporains, publié à partir de 1966. Traduites en France depuis les années 90, ses oeuvres s’intitulent : « Au dernier soir sur cette terre », et « Une mémoire pour l’oubli » (1994), « Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? » (1996), « La Palestine comme métaphore », et « Ne t’excuse pas » (1997), « Entretiens sur la poésie » (2006), publiés deux ans avant sa mort. Son poème, Pense aux autres » issu du recueil « Comme les fleurs d´amandiers ou plus loin », traduit de l’arabe (Palestine) comme tous ses textes, par Elias Sanbar, poète et essayiste, ambassadeur palestinien auprès de l’Unesco, s’affiche sur écran : « … Quand tu mènes tes guerres, pense aux autres. (N’oublie pas ceux qui réclament la paix). Quand tu rentres à la maison, pense aux autres. (N’oublie pas le peuple des tentes.) Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres. (Certains n’ont pas le loisir de rêver.) Quand tu te libères par la métonymie, pense aux autres. (Qui ont perdu le droit à la parole.) Quand tu penses aux autres lointains, pense à toi. (Dis-toi : Que ne suis-je une bougie dans le noir ?) »

Deux actrices s’installent à leur tour, chacune à une extrémité de la table et se font face : Clara Khoury, actrice arabe israélienne qu’on a vu sur les écrans dans La fiancée syrienne film de Eran Rikli et qui interprète aussi des poèmes de Mahmoud Darwich en alternance avec Makram Khoury son père ; Yaël Abecassis s’exprime en hébreu, et énonce entre autres un texte-silex de sa compatriote, Amira Hass, journaliste à Ha’aretz qui vit en Cisjordanie après avoir habité à Gaza et qui y témoigne des événements du conflit israélo-palestinien : « Peut-être qu’un jour viendra où de jeunes Israéliens – pas un ou deux, mais une génération entière – demanderont à leurs parents : comment avez-vous pu ? » A certains moments les visages des acteurs filmés en direct, paraissent sur écran et se superposent.

Dans son œuvre de cinéaste – qui marque plus de quatre-vingts films, fictions et documentaires, réalisés en quarante ans – Amos Gitai travaille la question du rythme, le plan-séquence « l’un des moyens cinématographiques les plus subversifs » et une façon d’énoncer un point de vue qui permet de réfléchir et n’oblige pas à consommer les images. Après des études d’architecture, le réalisateur délaisse la discipline et opte pour le cinéma, quittant la voie tracée par son père, lui-même architecte formé au Bauhaus. Pour Amos Gitai les deux disciplines sont affaire de rythmes et de textes. Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France où il occupait en 2018/2019 la chaire de création artistique, il note que l’un des événements qui l’a conduit au cinéma est la guerre de Kippour (octobre 1973) : « En octobre 1972 alors que j’étais étudiant en architecture, ma mère m’avait offert une caméra super 8. Pendant la guerre j’avais pris avec moi cette caméra et je filmais ce que je voyais depuis l’hélicoptère : des visages, la texture de la terre, des fragments d’opérations de sauvetage… La caméra est un objet qui m’a beaucoup aidé. Elle était à la fois un filtre, qui faisait pour moi un travail de documentation et de mémoire, qui enregistrait l’événement sur pellicule en temps réel, et un bouclier entre le réel et moi… » Et il argumente sur les raisons de son choix : d’une part « le métier d’architecte est devenu trop obsédé par la représentation », d’autre part « à la différence de l’architecture, dans un certain type de cinéma j’ai trouvé le moyen de préserver une méthode de fabrication artisanale, un processus qui permet une réinterprétation continue tout au long du travail de préparation et de réalisation. »

D’autres images défilent au cours du spectacle et se mêlent à la scène dont le survol d’un camp de réfugiés au Liban, Saïda au sud de Beyrouth, en 1982 ; une chorale de jeunes, illusion d’un avenir prometteur ? Une chanteuse pleureuse sorte de golem traverse le plateau, comme une ombre. Le nom des villes et villages écartelés, est épelé : nous sommes de Haïfa, Galilée, Jérusalem… Un Palestinien marche dans un environnement minéral. Dans la séquence finale du spectacle Amos Gitaï s’installe avec humilité à la table, trois-quart dos au public, et lit la lettre de Camus : « Vous n’aimez pas votre pays ? » lui qui entretient depuis longtemps des relations conflictuelles avec les autorités de son pays et s’était élevé publiquement contre le gouvernement israélien qui selon lui confond culture et propagande, lors de la projection de son film à la Mostra de Venise : « Je pense que la direction que prend le pays est très problématique, s’ils continuent, ils vont détruire l’idée d’une société ouverte. »

La conversation publique qui a lieu entre le réalisateur-metteur en scène, l’historien et sociologue Patrick Boucheron et Emmanuel Demarcy-Mota, interroge le lien entre Histoire et Mémoire pour tenter de penser le présent au regard du passé. « Je suggère que ce pays n’a pas une image unique mais qu’il est composite… La réalité moderne est une réalité fragmentée, disjointe. Je crois que la principale expérience de la modernité est celle du déracinement, des migrations et de l’exil » dit Amos Gitai, artiste qui, selon l’expression de Jean-Pierre Vernant reprise par Patrick Boucheron, « lance des ponts. » Pour le réalisateur « l’art est un acte civique, un geste qui reconnaît l’Autre. » Il prend en référence Guernica, la toile de Picasso réalisée en 1936 et évoque l’éthique du témoignage. Dans sa démarche artistique Amos Gitai interroge les frontières entre les arts. Letter to a friend in Gaza est la première partie d’une suite d’événements qui répondent à l’invitation du directeur du Théâtre de la Ville. En même temps que le spectacle il présente un parcours photographique sonore et visuel dans le hall et le jardin de l’Espace Cardin, Champs de mémoire où se côtoient auteurs et acteurs à travers l’intime et l’Histoire. Au mois de juin 2019 Amos Gitai présentera un spectacle autour de Thomas Mann dont la famille a vu ses biens confisqués et alors qu’il était exilé à Zurich, en 1936. Il y sera question d’exils intérieurs. Et en octobre 2020, il marquera vingt-cinq ans de l’assassinat d’Itzhak Rabin. L’événement sera accompagné d’une exposition à la Bibliothèque de France et de l’édition d’un livre. « Lorsqu’Itzhak Rabin a été élu je me suis dit, de façon dialectique, que j’allais parler de la guerre. Dire le prix de la guerre. Afin que ceux qui avaient envie de faire la paix se souviennent de ce qu’est la guerre. » Il travaillera aussi sur les Lettres de sa mère, Ifrasia Gitai, qui avait quitté la Russie après le pogrom antisémite des années 1915 et qui racontent les transformations des territoires ; l’actrice Hanna Szygulla sera chargée de les restituer.

L’initiative du Théâtre de la Ville qui développe des compagnonnages avec de grands artistes pour interroger la question du temps et de la mémoire, est à saluer. Si on interroge Amos Gitai sur le lien entre théâtre et politique, il coupe court au sempiternel débat car pour lui le théâtre « met en regard, c’est un partage d’expériences qui nous déplace. En soi c’est une position poétique. » Et les questions du fils au père, dans le lyrisme de Mahmoud Darwich, dessine la quadrature du cercle : « – Où me mènes-tu père ? – En direction du vent, mon enfant… – Qui habitera notre maison après nous, père ? – Elle restera telle que nous l’avons laissée mon enfant… – Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? – Que la maison reste animée, mon enfant. Car les maisons meurent quand partent les habitants… – Tiens bon avec moi et nous reviendrons chez nous – Quand donc mon père ? – Dans un jour ou deux mon fils. »

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2019

Avec : Makram J. Khoury – Yaël Abecassis – Clara Khoury – Amos Gitai. Les musiciens : Louis Sclavis clarinette – Bruno Maurice accordéon – Kioomars Musayyebi santour – Madeleine Pougatch chant. Musique additionnelle Alex Claude – costumes Moïra Douguet – lumières Jean Kalman – assistante à la mise en scène Ayda Melika – vidéo Laurent Truchot – assistante vidéo Vicky Schoukroun – traduction Rivka Markovizky – surtitrages Haifa Geries – adaptation des surtitrages Marie-José Sanselme.

Du 4 au 30 septembre 2019 – Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75001. Paris. Métro : Concorde – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.